Reprise dans l'immobilier

Le mois d’août s’achevait et nous considérions que s’achevait aussi progressivement cette première saison.. L’hôtel avait donc été décrété provisoirement fermé et nous passions quelques jours dans l’archipel de Kekova sur le voilier d’Alain et Nadia, deux amis français de Finike. Il faisait beau, la mer était belle belle, un petit raki, une baignade, le « bonheur à bloc » selon l’expression récurrente d’Alain.

Nous avions suggéré une escale à Simena au restaurant de Sami car depuis toujours nous sommes fascinés par ce village sans voie d’accès autre que la mer, doté d’ une superbe vue sur l’archipel, où toute construction est interdite, resté préservé et inchangé depuis notre premier émerveillement il y a vingt ans.

Nous y avons toujours déjeuné dans le même restaurant, celui de Sami, sans aucune infidélité. A l’époque où notre goélette était affrétée par le Club-Méditerranée la croisière s’arrêtait chaque semaine à Simena pour un dîner chez lui. Nous allions donc logiquement nous aussi manger chez Sami, et, dans ces petits villages, si vous êtes allé manger deux fois de suite dans le même restaurant, vous ne pourrez plus jamais en changer sinon à commettre affront et trahison.
Qui plus est Sami est très sympathique. Il travaille à Kekova avec sa nombreuse famille, son neveu Mehmet à Uçagiz pour rabattre les clients et organiser des tours dans l’archipel, son autre neveu Sedat pour accueillir les bateaux et faire le service, ses nièces et les femmes de ses neveux à la fabrication et à la vente des foulards et bijoux locaux. Un vrai cartel familial qui sourit en permanence et a l’air profondément heureux. Au fil des années nous nous considérions les uns les autres un peu comme de la lointaine famille. Nous avions connu Sedat à 15 ans, puis jeune marié, puis père d’un, puis de deux enfants.

Mais au fil des ans également l’acquisition d’une petite maison dans le village était devenue une sorte de rêve récurrent, bien qu’inaccessible faute de maisons disponibles. De temps en temps y nous passions une nuit dans une pension pour y goûter un ersatz d’installation.

Ces derniers mois Mireille avait transformé le rêve inaccessible en pressions psychologiques de plus en plus en plus intenses. Ces dernières semaines la pression s’était accentuée.
A notre dernier passage en effet nous avions franchi le pas et demandé à Sami de nous tenir au courant si jamais l’occasion du siècle se présentait. Il nous avait signalé que depuis un an une maison était à vendre dans le village, au prix affiché sur internet de 250 000 euros. Rassuré j’avais balayé l’hypothèse d’un tel investissement, Mireille m’avait approuvé et nous avions fixé à Sami une limite vers 150 000 euros. Il avait eu l’air sceptique mais avait promis de nous tenir au courant si quelque chose se présentait.

La semaine dernière Mireille avait cependant suggéré que nous fassions au moins une visite de la maison, ne serait ce que pour nous fixer une référence en termes de prix. Cela paraissait logique, j’avais donc téléphoné à Sami pour organiser cette étude de marché.

D’où cette halte à Simena.

Avant le déjeuner nous avions donc visité la maison. Surprise, elle est assez grande – enfin aux normes de Simena, environ 60 m² sur trois niveaux- avec une terrasse dominant l’archipel, un petit jardin avec deux oliviers plus que centenaires et le corps d’une tombe lycienne dont le couvercle est chez le voisin. Alain et Nadia s’exclament que c’est une belle occasion…Mireille ne dit rien d’autre sinon que la maison lui plaît…Je remarque bien que les escaliers de pierre qui y mènent sont en ruine, comme ceux qui descendent au jardin. Enfin qui conduisent à un bout de terrain dont le dernier entretien doit être contemporain de celui de l’escalier...Une certaine harmonie sauvage...Je vois bien que la maison dispose de l’électricité, en tout cas c’est ce que je déduis de tous les fils qui pendent ici et là enchevêtrés... Il me semble aussi que les boiseries des portes et fenêtres ont quelques points communs avec la balustrade vermoulue de la terrasse qui a failli s’effondrer lorsque je m’y suis accoudé...

Mais je manque d’imagination me dit-on, il faut visualiser l’ensemble après rénovation. Je reste silencieux, mais je sens que je suis mal parti….

Comble de chance, Sami nous apprend que le propriétaire est justement en vacances sur place dans sa deuxième maison ! Je suis dans l’impossibilité de reculer, rendez vous est pris.

Le voici donc au restaurant avec son fils et je déserte notre table pour envisager l’éventualité d’une possible négociation. Celle-ci dure à peine le temps des présentations. Le papa m’annonce tout de go que 250 000 euros c’est le prix affiché par son fils pour les gogos, mais que, parlant turc, étant installé à Finike et ami de Sami, j’avais droit à son prix spécial à lui. 180.000 euros, à prendre où à laisser, il ne varierait pas d’un iota… Ils sont très sympathiques mais visiblement hermétiques à toute idée de solder. Ils ont de l’argent, ils ne sont pas pressés, et ils sont sans doute meilleurs négociateurs que moi. Je demande à réfléchir un peu, dis que nous repasserons la semaine prochaine pour revisiter et prendre une décision.
Pas de problèmes, ils sont à Simena pendant encore deux mois et restent à notre disposition.

Je reviens à notre table, rends compte de mes discussions, commande un raki pour faire passer le stress de la négociation et commence à déguster mon poisson.
Silence autour de moi, Alain et Nadia, discrets, sont plongés dans la contemplation de l’archipel. Mireille me regarde en silence, les yeux dans les yeux, puis me sort un :

« Et alors ?... »

où je décèle comme un soupçon d’énervement.

« Et alors ? Et bien on va y réfléchir non ? »

Alain et Nadia sont toujours aussi contemplatifs.

« Mais tu veux réfléchir à quoi ? »

Les dés étaient jetés. Au café j’étais chez Osman Ağa le propriétaire et nous topions.
Osman est un Turc à l’ancienne, style « parrain » qui a réussi. Il m’apprend qu’il est de Kayseri, mais installé maintenant à Istanbul avec toute sa famille où ils possédent, entre autres, un hôtel de charme dans le centre historique et un immense terrain derrière la gare de Sirkeci. Je suppose que c’est la partie visible de ses affaires. Il est, dit il, très content de me vendre la maison parce que j’ai un visage qui lui plaît et que je parle turc ! Soit !
Son fils, Kerem, est l’archétype du « fils de turc à l’ancienne, style parrain qui a réussi. » La trentaine avancée, catogan et barbe de trois jours, on devine à vingt pas l’Istanbuliote intellectuel riche. Un « intel » comme dit Metin. Très sympathique et ouvert, il parle français et anglais, a vécu un peu à Paris, avenue Foch précise-t-il….
La femme de Kerem est l’archétype de la « femme du riche intel, fils de turc à l’ancienne, style parrain qui a réussi ». Négligée chic et jolie, blonde bien sûr, distante mais souriante, moderne et réservée. Elle a une adorable – bien sûr - petite fille qui un jour lui ressemblera.

Tout ce petit monde passe l’été à Simena.

Je prends le thé avec toute la famille, donne un acompte symbolique de 50 euros (c’est tout ce que j’avais sur moi) et repars avec les clés ! J’évoque le problème de l’autorisation indispensable de l’armée, mais Osman bey me fait comprendre que je suis mal informé et que cela ne vaut pas pour Simena. Soit, c’est lui le Turc, pas moi.

La journée du lendemain est délicieuse, temps chaud mais pas trop, un léger vent, une mer calme. L’eau de la crique est transparente. Le « bonheur à bloc » comme dit une nouvelle fois Alain. Nous ramassons une centaine d’oursins que nous dégustons sur des toasts à l’ail avec un grand verre de vin blanc. « A verser des larmes de bonheur » dit Alain (c’est une variante).
Vers 17 heures nous reprenons la voiture pour rentrer à Finike et convenons avec Mireille de garder notre acquisition secrète jusqu’au transfert officiel de propriété.

Le secret ne dure que le temps du trajet. A l’hôtel, Nevruz nous informe que le propriétaire de la maison que nous venons d’acheter à Simena est passé dans l’après midi et qu’il nous a laissé une lettre. Il nous informe simplement que j’avais raison et que son avocat à Finike va procéder aux formalités pour l’autorisation de l’armée.

Le secret restera donc entre nous trois, plus Ali bien sûr qui était là.

Deux jours plus tard nous dînions sur le bateau restaurant. Metin vînt nous voir avec un air mystérieux et nous informa que la veille quatre personnes étaient venues de Simena pour dîner, et qu’ils nous connaissaient. Il nous laisse un peu mariner dans notre perplexité et nous dévoile qu’il s’agissait des gardiens de la maison de la personne à qui nous avions acheté une maison, avec leurs collègues gardiens de la maison de Rami Koç. Rami Koç est un des hommes d’affaires les plus riches de Turquie, et il a la plus belle maison de Simena. C’est un honneur que de recevoir le gardien d’un tel homme à dîner, et Metin en était très flatté.

Le secret restera donc entre nous, tous les gens que nous connaissons et toutes leurs relations.

Ceci dit que sont venus faire ces gardiens à Finike ? Une enquête de moralité ? Nos futurs et riches voisins sont ils inquiets de notre implantation et ont-ils envoyé leurs gardiens en exploration ?

La semaine suivante commencèrent les formalités. Ce ne fût pas simple bien sûr ! Le contraire m’eut étonné. Il apparut que pour Simena en fait il n’était point besoin d’autorisation de l’armée pour la bonne et simple raison que sur un site classé historique toute acquisition était purement et simplement interdite aux étrangers !

Cela faisait longtemps que j’avais oublié ce que voulait dire paniquer à Finike. S’il y a un problème c’est qu’il y a une solution. Dix jours plus tard j’avais terminé le changement de statut de notre société, qui est turque elle, même si ses deux actionnaires sont étrangers, l’autorisant à faire aussi de l’immobilier. Un aller retour à Paris pour débloquer les fonds, quelques heures chez le comptable et le notaire pour une nécessaire augmentation de capital et le tour était joué. Makso Limited pu procéder à son premier investissement immobilier.
A Paris ma banque a continué à me considérer comme un doux illuminé quand je lui ai demandé de casser une partie de mes placements supposés être un jour mirobolants pour pouvoir acheter une masure de pierre dans un coin perdu au fin fond du fond de la Méditerranée.

Je savais au fonds de moi que nous venions de me préparer quelques poussées d’adrénaline pour le futur. Il nous avait bien été précisé en effet que notre nouvelle maison n’était titulaire d’aucun permis de construction, comme d’ailleurs à Simena la plupart des maisons, mais que cela n’avait aucune importance, qui pourrait envisager de raser un village entier ? Nous l’avions admis mais j’avais le sentiment qu’un jour cela allait probablement occuper mes journées. Inch Allah, pas de problème s’il n’y a pas de solution. Pour vivre heureux fermons les yeux.

Ceci me rappela cependant que depuis dix ans j’avais un autre problème en suspens qu’il vaudrait peut être mieux enfin régler afin de ne pas laisser les risques potentiels s’accumuler.

Il est vrai que chaque fois que je vais à la mairie j’ai une pensée pour mon titre de propriété. Il y a quinze ans quand j’ai acheté notre terrain j’ai reçu un titre de propriété, notre « tapu », totalement régulier, me rendant officiellement propriétaire d’un terrain de 4500 m². Deux ans après sur le terrain il y avait une maison, ou plutôt il y avait deux maisons, la nôtre et celle de nos gardiens. Je me disais de temps en temps qu’il serait bien que sur le tapu figure aussi au moins notre maison, celle qui avait un permis de construction.
Teoman et Osman m’avaient dissuadé de lancer les formalités qui, selon, eux, coûtaient de l’argent et n’avaient aucune valeur ajoutée. Je m’étais lâchement laissé convaincre. Si, après tout, ce n’était pas obligatoire, pourquoi se tourmenter ?

Tout de même cela me tracassait ; qui peut savoir ce qui va demain se passer ? Si nous sommes un jour exproprié, si nous voulons vendre la maison, ne serait-il pas bon que sur le tapu figure aussi la maison ?

Mais je pressentais que cela ne serait pas une simple formalité. J’étais certain que sur le terrain il y avait deux maisons, dont l’une sans autorisation ; je savais aussi pertinemment que la piscine avait été considérée par Osman comme un accessoire indigne de rentrer dans le dossier du permis de construction ; j’avais enfin l’intuition que les 450 m² de surface habitable officiellement autorisés avaient été sensiblement outrepassés. Cela, tout le monde le savait pour l’avoir vu, mais ce n’était dans aucun dossier. Fallait-il vraiment faire revivre un dossier immobilier classé ?

Le gouvernement Turc avait finalement décidé pour moi. Pour je ne sais quelle raison il avait été décrété qu’à un terme non encore fixé toute habitation devrait être dûment enregistrée sur les titres de propriété. Les conséquences d’un non respect de cette nouvelle obligation n’étaient pas claires, mais en Turquie il ne faut jamais sous estimer ce qui peut se passer. J’avais pris connaissance de cette nouvelle réglementation lors de notre hiver parisien, et j’avais inscrit dans les tâches de février de mon « palm » la régularisation de notre maison. Me connaissant, j’avais activé sur toute l’année une alarme de répétition.

Avant de repartir pour Paris je me résolus donc à traiter cette affaire et poussai la porte du bureau des affaires immobilières. Le directeur me reconnût immédiatement, il se souvint que je m’appelais « Jiarr » mais que mon dossier était à la lettre « O ». Je sentis bien qu’il était un peu surpris que je sois au courant du futur nouveau règlement, c’est vrai qu’il était probable que nous soyons les deux seuls à Finike à être ainsi informés. Son zèle en fut visiblement décuplé. La secrétaire est convoquée, mon dossier est exhumé, la lettre d’accord du maire immédiatement rédigée et quinze minutes plus tard revenue signée et tamponnée.

C’était trop beau. Et oui, ce n’était pas terminé. Ce n’était que l’étape préalable me permettant de rendre visite au cadastre pour vraiment démarrer le dossier.

Là, je commençai à m’inquiéter : cadastre ? donc géomètres, mesures et décomptes de m² ? Qu’allait-il se passer ? Inch Allah ! Il fallait y aller. Il y eu bien sûr quelques aller-retour entre le cadastre et la mairie : la lettre du maire n’était pas tout à fait aux normes, il manquait ici ou là quelques tampons…Mais rien d’inquiétant, du grand classique maitrisé.

Au bout d’une semaine le dossier était ficelé, je commençais à respirer quand l’ingénieur du cadastre me donna rendez vous pour aller ensemble chez nous effectuer les indispensables relevés. Nous y étions, je transpirais en essayant d’évaluer la nature des sanctions.

Le jour venu j’allai le chercher – le budget carburant du cadastre devait être épuisé - , nous déposâmes un de ses collaborateurs sur la colline surplombant notre propriété, l’ingénieur se positionna avec une grande perche à tous les angles de la maison, et à tous les angles de la piscine, et ils passèrent une heure à s’échanger par talkie walkie des chiffres et des coordonnées.
Avant de terminer il me demanda avec un sourire en coin s’il fallait aussi prendre les relevés de la maison des gardiens, je bafouillai une vague explication pour décliner sa proposition.

Le lendemain j’avais les tampons du cadastre, le surlendemain j’avais un nouveau tapu où figuraient sous ma photo le croquis de mon terrain, et ma maison, et ma piscine, ma foi, fort bien dessinées. Visiblement personne ne se souciait de mes m² .

A cette occasion je me fis la réflexion que j’étais peut-être injuste avec les procédures turques. Je n’arrête pas de pester contre les papiers et tampons, les allers-retours entre notaire, mairie et administration. Mais finalement, en deux semaines mon problème avait été réglé. En France mobiliser les affaires immobilières de la mairie, le maire, les géomètres, le cadastre…m’aurait peut-être demandé un peu plus de temps.

Enfin, globalement, l’année était terminée, j’avais réglé un problème, j’avais créé le terrain propice à l’éclosion de nouveaux problèmes, j’avais différé pour Deniz Reis la résolution du problème, nous avions lancé un début d’hôtel, nous pouvions rentrer à Paris sereinement, nous n’avions pas perdu notre temps et avions dépensé un peu d’argent. Nous avions tout l’hiver pour réfléchir à de nouvelles manières de pimenter notre quotidien à Finike.

Il nous vient parfois à l’esprit, fugacement, l’idée que nous pourrions nous arrêter. Mais nous la repoussons immédiatement. Pour atteindre cette grande sérénité qui suit une période de stress et d’agitation, encore faut-il qu’il y ait eu auparavant stress et agitation. Savoir les créer est un vrai don qu’il faut cultiver.

Le dernier soir avant de partir nous philosophions sur ce thème avec Mireille, installés sur la terrasse dans deux fauteuils rescapés du grand rangement de fin de saison. L’atmosphère était à la fois sereine et nostalgique, le fonds de l’air était doux, la pleine lune illuminait notre dernière libation, la piscine était vide, nos fauteuils squattaient un espace vital restreint entre chaises et chaises longues sous nylon. Miles Davis, dans sa période « ascenseur pour l’échafaud », ajoutait à la magie de cet instant intemporel entre Finike et Paris.

Nous conclûmes d’un commun accord qu’il ne fallait pas arrêter nos efforts.

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