Denis Reis, fluctuat nec mergitur


Le temps était délicieux en ce début du mois de mai. Notre semaine de vacances allait être merveilleuse. Je décidai de percer tout de suite les éventuels abcès qui pourraient la gâter. Je partis donc de bon matin, vers 11 heures, analyser avec Metin la situation financière du restaurant. Rien de vraiment alarmant. Nous perdions de l’argent bien sûr, mais pas plus que d’habitude, et, depuis le temps, j’avais fini par m’habituer.

En toute logique j’aurais dû fermer ce restaurant depuis longtemps; il nous a toujours coûté un peu d’argent, jamais assez cependant pour que je me résigne à mettre fin à son histoire agitée. C’est totalement irrationnel. Ces dernières années toute mon activité professionnelle française s’était résumée à restructurer des sociétés en perdition, mais Deniz Reis je n’y arrivais pas. Il faut dire qu’au-delà du plaisir d’y manger un rouget en arrivant de l’aéroport c’est un chapelet de souvenirs qui s’attache à cet objet bizarre ancré au port.

Comme la maison des gardiens c’est par hasard qu’il y a quelques années nous avions découvert que nous étions copropriétaires d’un deuxième bateau, « Deniz reis », le « roi de la mer » !
Au téléphone avant notre arrivée Teoman m’avait promis une surprise. Ce fut en effet une surprise de découvrir que Makso Ltd avait pendant l’hiver mis en chantier un bateau en fer de treize mètres avec deux moteurs de cent cinquante chevaux ! La saison précédente avait été bonne nous dit Teo, il y avait de l’argent, il avait donc eu une superbe idée : il y avait beaucoup de goélettes dans la région, généralement assez vieilles, et, selon Teoman le taux de pannes était élevé. Il y avait un superbe créneau à prendre dans le dépannage en mer à Finike !

Teoman a toujours eu des idées auxquelles les autres n’ont pas pensé. Jusqu’à présent cela n’a jamais été très concluant, mais il est persévérant. Plus récemment il a transformé sa goélette en bateau de croisière pour handicapés. Le constat pour lui était évident, il avait lu dans un journal une étude sur le nombre de personnes handicapées en Europe et en Israël et s’était rendu compte qu’il n’y avait pas en Turquie une seule goélette équipée pour les accueillir. La première fut donc la sienne, qu’il modifia de fonds en comble pour conquérir cet immense marché. Il eut les honneurs de la presse mais un seul groupe de handicapés.

Pour en revenir à la naissance de Deniz Reis, il y avait une autre surprise. Makso n’avait pas construit ce bateau seule, mais en association avec Aydin, un ancien ami de Teoman. Mais avant même le début de l’exploitation l’association avait tourné au vinaigre et Teo souhaitait maintenant sortir Aydin du dépanneur des mers. Ne sachant trop comment s’y prendre il me demanda mon aide pour le lui annoncer.

Tout cela me gonflait vraiment mais, bon, il fallait y aller. Teoman avait prévu une soirée diplomatique où peu à peu Aydin aurait compris de lui-même qu’il fallait qu’il sorte du projet. Je ne connaissais Aydin ni d’Eve ni d’Adam, et je n’avais vraiment pas envie de passer la soirée à tourner autour du pot avec des gants. Au premier raki je lui annonçai donc tout de go que Teoman m’avait demandé de lui dire de partir. Il s’ensuivit deux heures de discussions animées entre lui et Teo, chacun d’eux me faisant la tête par ailleurs.
Je m’en fichais éperdument.

Le lendemain matin Aydin était parti.

Deniz Reis ne remorqua jamais un autre bateau.

Il fit du transport de troupes à la journée pour les « croisières-piquenique » du Club Méditerranée. Celui-ci vint à le juger trop petit. Qu’à cela ne tienne, Teoman fit venir de la Mer Noire des soudeurs spécialisés. Ils coupèrent Deniz Reis en deux, littéralement en deux, comme deux quartiers de pommes, et l’allongèrent de cinq bons mètres.

Il fut même remorqué ! Drossé vers le rivage par une lame de fond, il dû interrompre ses prestations pour le Club, et Teoman le rapatria à Finike où il devînt bateau-restaurant.

En octobre 2000 il avait pour voisin une goélette de bois, propriété de deux associés. L’un des associés avait une femme qui plaisait à l’autre , et réciproquement. Pour se venger l’associé trompé mis le feu à son propre bateau et indirectement à notre bateau restaurant ! Il était en fer mais fût quand même très sérieusement endommagé.

Teoman jeta l’éponge et nous demanda si nous étions d’accord pour vendre ce qui en restait.

Deniz Reis fût donc en vente jusqu’en janvier 2001.

J’étais sans travail à Paris depuis un an ; j’avais quitté le groupe Vivendi, ou, plus exactement, c’est lui qui m’avait quitté.

Il faisait beau ce samedi là, nous étions avec Mireille dans un petit bar à vin de la rue Montorgueil, et nous discutions, comme souvent, de nos projets turcs. Et, bien sûr nous ne buvions pas que de l’eau.

Je souligne que l’idée vînt de Mireille.

Puisque Deniz Reis était à vendre, pourquoi ne pas le racheter ? Nous en avions déjà une moitié, il suffisait de racheter la part de Teo.
Plus une idée est farfelue plus j’ai tendance à la trouver séduisante. Celle-ci me séduisit immédiatement.

Les montages financiers avaient été partie de mon ancienne activité. Je ne pus donc m’empêcher de rajouter une petite touche à l’idée de Mireille.
La goélette propriété de Makso prenait chaque année un an de plus ; un jour prochain il faudrait changer le moteur et ce jour là nous serions obligés de concourir au financement.
De plus nos relations avec Teo étaient de plus en plus tendues et nous évitions d’utiliser la goélette pour nos propres besoins.

Le plus simple était donc d’échanger notre part dans la goélette contre la part de Teo dans Deniz Reis. Restait bien sûr à déterminer les parités d’échange et le montant de la soulte.

Je lui exposai l’idée par téléphone, ce fût assez froid mais sans opposition de principe. J’envoyai un projet de contrat par fax puis réservai mon billet d’avion pour la Turquie.

Poussé par un soudain et nouveau souci d’économie, je ne pris le billet que jusqu’à Istanbul et décidai de faire le reste du voyage par bus de nuit. J’avais le temps, et cela me rappellerait mes vingt cinq ans.

Le bus est une institution en Turquie. C’est la façon la plus courante de voyager, ils sont très sûrs et très confortables, on vous y sert du thé, de l’eau fraîche, de l’eau de Cologne pour vous rafraîchir. En trente ans les bus se sont beaucoup améliorés, en confort et en sécurité ; les chauffeurs doublent moins en haut des côtes, il est rare désormais que deux bus se fassent la course, mais les têtes des passagers de gauche et de droite continuent à se rejoindre vers l’allée du milieu pour scruter ce qui va arriver en face lors d’un dépassement périlleux. Ce qui n’a pas changé non plus c’est l’eau de Cologne, le fabricant n’a pas dû modifier la composition de son parfum depuis trente ans.

Le bus de nuit est particulièrement fascinant. Vous savez d’où vous partez et vous savez où vous devez arriver. Entre les deux vous vous laisser transporter dans le noir par des routes inconnues. Périodiquement le bus s’arrête au milieu de nulle part, à une aire de repos et de restauration et tout le monde descend pour se sustenter. Vous n’avez aucune idée de l’endroit où vous êtes, vous suivez les autres voyageurs et comme eux vous commandez une soupe, un kebap ou un thé.
L’heure de départ peut être aléatoire. Il n’est pas rare de voir un taxi rattraper un bus pour lui ramener des passagers oubliés. A l’époque avec Mireille nous avions pour stratégie d’occuper la table voisine de celle des chauffeurs pour ne pas manquer un éventuel départ anticipé. Par prudence cette nuit là j’ai continué à l’appliquer.

J’étais donc arrivé à Finike au petit matin, exténué. Visiblement je n’avais plus vingt cinq ans.

La semaine se passa bien ; avec Teo nous avions signé un bout de papier sans grande valeur juridique, répartissant entre nous les actifs de la société, et nous laissant un an pour tout régulariser. Je me souviens qu’il y avait une soulte en notre faveur, mais Teo n’ayant pas d’argent, nous avions convenu que cette soulte serait payée sous forme de croisières gratuites sur la goélette qui lui était attribuée.

Le temps de programmer les travaux de rénovation je rentrai en France quelques jours plus tard.

C’est ainsi que nous devînmes restaurateurs.

Depuis nous avons refait deux fois les aménagements et la décoration, nous avons eu trois patrons-cuisiniers, trois comptables et une dizaine de garçons. Ce qui a manqué le plus souvent, c’étaient les clients.

Nous en parlions donc avec Metin en ce matin de mai, pour conclure que la situation économique mondiale, et plus particulièrement celle de la Turquie et de Finike n’était pas en ce moment particulièrement favorables aux restaurants de poissons. La routine donc.

Nous en reparlâmes avec Mireille ; allez, on essayerait encore un an !

Et, pour combler au moins une partie du déficit nous y mangerions plus souvent !

Car, dans notre restaurant nous payons nos additions.
Je ne sais pourquoi nous avions pris cette habitude. J’étais peut-être à cette époque encore sous le coup des dernières convulsions du secteur immobilier de la Générale des Eaux et des enquêtes pour abus de biens sociaux qui m’avaient valu des dizaines d’entretiens avec les limiers de la brigade financière. Je ne voulais sans doute pas être accusé de détournement de fonds en mangeant mon propre poisson !

Nous en avions discuté avec Mireille lors de notre acquisition du restaurant, et, en « managers » modernes et avisés nous avions aussi trouvé qu’il serait plus motivant pour notre personnel de nous servir en tant que clients et non en tant que patrons exigeants.
Et n’était-il pas plus gratifiant de payer des additions plutôt que des subventions !

En tout cas pour moi c’était plus agréable, j’avais moins l’impression de perdre de l’argent.

Je ne sais pas si cette pratique avait vraiment motivé notre équipe, mais en tout cas, au début, cela les avait vraiment sidérés, ainsi d’ailleurs que tous nos clients habitués – il y en a – qui se demandaient par quelle aberration mentale le patron voulait payer ses additions, cas probablement unique en Turquie dans tout le secteur de la restauration.

J’avais fini par leur expliquer que je tenais une comptabilité très sophistiquée : les comptes du bateaux, les comptes de la maison, ceux de Paris, et les dépenses personnelles des deux époux, également séparées. Cela me simplifiait donc la vie de payer nos repas afin de ne pas tout mélanger.

Je crois que la seule conclusion qu’ils en aient tirée était qu’un système si compliqué ne pouvait se justifier que s’il y avait beaucoup de sous à compter !

Toujours est-il que ce système est maintenant admis et appliqué. Et, si par hasard, je venais à l’oublier, Metin ne manque pas de me rappeler que j’ai des additions en retard à payer.
Le personnel me fait cependant grâce des petites consommations. Quand en fin d’après midi je viens boire une bière, ils considèrent que c’est offert.

L’effet positif de tout cela c’est que depuis cinq ans j’ai mangé plus de poisson que pendant les quarante cinq années précédentes.

Et nous allions donc continuer à en manger.

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