Mais pourquoi la Turquie?

« Finike, petite ville côtière, calme et sans intérêt particulier »

C’est ainsi qu’un guide de voyage célèbre qualifie ce coin de paradis où nous nous sommes installés.
Les pages qui suivent sont accessoirement dédiées à ce rédacteur incompétent qui n’a sans doute jamais vu Finike.

Elles tentent de reconstituer les péripéties qui nous ont amené dans ce petit port de Lycie, dans le désordre des souvenirs qui jaillissent au fur et à mesure qu’ils sont écrits.

Elles sont surtout dédiées à tous ceux qui nous ont offert ce cadeau somptueux de découvrir leur magnifique pays, dans le désordre et sans hiérarchie :

Mustafa, l’arnaqueur d’Istanbul
Ismail, le potier d’ Avanos
Osman Duru à l’élégance innée, son fils Yusuf et son copain le potier à la güveç inégalée
Teoman bien sûr, notre frère pendant vingt cinq ans
L'inconnu qui nous guida à Ankara
Les pêcheurs d’Eregli avec qui nous partageâmes des anchois
Le veilleur de nuit patibulaire de Kayseri
Sami, notre ami de Simena, son neveu Sedat et sa charmante épouse
Et, plus généralement toutes les femmes de Simena
Mehmet Soydas, notre point fixe de Finike, son épouse Laïque, son beau frère Hassan,
Cafer et Vakkas, nos menuisiers préférés,
Mustafa, le meilleur électricien de Finike
Turgut notre voisin, et deuxième meilleur électricien de Finike
Turgut, notre autre voisin, le chaud lapin, celui qui nous a dénoncé aux autorités,
Les autorités, Nail, le maire et son adjoint Şefik pour son amour de la musique
Metin notre bras droit
Fatih, dit « Atom karinca », la « fourmi atomique », dans le bar duquel j’ai pris ma plus belle cuite
Ekrem, l’épicier de la marina
Osman, notre architecte devenu ami et Hayriyé son épouse
Hüseyin le quincailler le plus décalé de Finike
Nevruz notre sœur-amie-gardienne et ses fils, Ibrahim qui étudie et Ali qui sait tout faire
Aliş Et, notre boucher préféré
Timur, le frère de Téoman aux multiples fiancées
Sa mère et sa sœur, Tulay, qui nous ont si bien accueilli
Ali Osman malheureusement disparu, le plus gentil des vendeurs d’onyx de la Turquie
Aydin, le barman sympa du club-med à Uçhisar, malgré ses horribles cocktails calorifiques
Ahmet, de la pension Anatolia, ex club-med d’Uçhisar lui aussi
Les chauffeurs de taxis de la marina
Le muhtar du quartier qui emboutit un jour un réverbère en pensant à sa comptabilité,

Et puis, tous les vendeurs de tapis, ceux qui nous ont arnaqués et ceux qui ne l’ont pas fait, le propriétaire du premier terrain que nous avons acheté, les chauffeurs de bus malgré lesquels nous avons survécu, et, globalement, la plupart des turcs que nous avons rencontrés.
En 1977 nous partions pour la première fois en Turquie; en 2004 nous prenions la décision de nous y installer. En 2007 nous étions installés. On peut dire que ce fut mûrement réfléchi!
Et j'allais oublier de dédier ces pages aux 1489 personnes, amis, famille, collègues, clients, passants inconnus, qui, un jour ou l'autre, m'ont dit:
Mais, pourquoi la Turquie?

C'est la faute à René

Août 2004 fut un mois riche en évènement à Finike : Ali s’était marié, Ibrahim avait remporté son concours d’entrée à l’université, nous avions acheté l’orangeraie de Mustafa, et, j’allais l’oublier, nous avions licencié Recep, le patron de notre bateau restaurant.

Et surtout, nous avions enfin fixé la date de notre installation définitive en Turquie, ce serait en 2007, au trentième anniversaire de notre première arrivée.
Nous y avions mis le temps. La décision sur le principe avait, elle, été rapide:dès notre deuxième séjour en Turquie nous avions décidé de nous y installer. Nous pensions gérer notre transfert en deux ou trois ans.

Il nous a fallu en fait gérer le temps et l’argent.

Le destin procède à des choix bizarres : comment nous a-t-il mené vers le petit port de Finike, au fond de la Méditerranée, en face d’Alexandrie ? Moi, breton dans l’âme, venant du Léon finistérien, et Mireille, née en Bourgogne profonde et ayant passé toute son enfance et adolescence au Brésil.
Pour moi les responsabilités sont claires et, bien que de son vivant il s’en soit toujours défendu, le bras du destin fut, sans conteste, mon beau père, René.

Toute cette histoire a en effet commencé au début de l’hiver 1977. Mireille et moi, jeunes mariés, fraîchement diplômés, débutions dans l’insouciance une vie professionnelle que nous entendions placer sous le signe de la facilité.
A vrai dire nous songions surtout à nos vacances d’été.

René quant à lui menait depuis deux ans une vie paisible en Colombie où son employeur avait jugé bon de l’envoyer.
L’amour de la famille, de son logement et de sa voiture de fonction nous poussait naturellement à envisager un plein mois de vacances sur le continent sud-américain.

C’est au printemps que tout se joua et que se déclencha insidieusement l’inexorable engrenage qui, trente ans plus tard, nous conduirait à nous installer là où nous n’avions jamais envisagé d’aller.
C’est au printemps en effet que René nous annonça avoir épuisé les charmes colombiens et sa prochaine mutation dans une usine mulhousienne de Saint Gobain. Personne ne nous avait consultés et ce revirement inattendu nous plongea dans la plus grande anxiété. Mulhouse n’était pas vraiment un bon plan pour l’été.

Si les responsabilités de départ sont ainsi clairement identifiées, demeurent en revanche à jamais enfouies les raisons qui nous firent choisir la Turquie. Quoi qu'il en soit nous nous retrouvâmes un beau soir de juillet 1977 contemplant le Bosphore devant un verre de thé.
Et, pour conclure une fois pour toutes, sur ces responsabilités, que René sache, qu’au-delà des péripéties turques de toutes ces années, je lui impute nos quarante cinq voyages en Anatolie, vingt cinq tapis et autant de kilims, quatorze kilos d’onyx, diverses et nombreuses babioles, un contrôle douanier, et mon penchant actuel pour le raki.

Ce premier contact avec Istanbul ne me laisse que de très vagues souvenirs, remplacés peu à peu par ceux de nos séjours répétés. Le seul qui surgisse clairement de ma mémoire est celui de notre rencontre avec Mustafa. Trente ans plus tard je me souviens encore de son prénom.

Il avait à peu près notre âge, parlait un excellent français, et c’est avec lui que ce beau soir de juillet nous jouissions de l’athmosphère du Bosphore en prenant le thé. Il était vraiment gentil, affable et cultivé, et nous convînmes de nous voir à nouveau le lendemain.

Ceux qui sont déjà allés en Turquie auront compris que le lendemain nous avions acheté un tapis.

Ce tapis est d’ailleurs le second souvenir qui demeure de ce premier séjour : dans les tons rouges, chatoyants, supposé être de soie et de coton, il venait de Kayseri. Et je me souviens aussi que nous l’avions payé un bon prix.
Pendant deux ans nous sommes restés très fiers de notre tapis, jusqu’à ce que nous eûmes compris que le coton mercerisé ne faisait pas des tapis de très bonne qualité.

Je n’en veux pas à Mustafa, l’arnaque était bien et gentiment faite. Il y avait beaucoup investi : deux jours, un déjeuner, de multiples thés. Et, après tout, pendant deux ans nous avons été très fiers de ce tapis.

L’année suivante nous revenions en Turquie et, en Cappadoce, faisions la connaissance de Teoman. La décision était prise, un jour nous nous installerions en Turquie.

En 1980 Teoman venait en France, se mariait en Belgique. Cinq ans plus tard il divorcerait et rentrerait au pays.

En 1991 nous devînmes ses « associés » dans la construction d’une goélette sur la mer noire.

En 1995 nous achetions une orangeraie dans la plaine de Finike.

En 1997 la maison était construite.

En 2000 s’ouvrait notre bateau restaurant au port de Finike.

Et nous étions en août 2004. Les vacances venaient de commencer.

L'orangeraie de Mustafa

Nous étions à l'été 2004 donc, et à notre grande inquiétude une certaine fièvre immobilière s’était emparée de Finike.

Notre maison est au bout d’un petit chemin de terre, au milieu des orangers, bordée par une rivière, avec pour seuls voisins les paysans du coin. Nous avions longtemps caressé l’idée de pérenniser notre tranquillité en achetant au fil du temps les orangeraies nous entourant. Mais pour des raisons mystérieuses depuis trois ans le prix du m² d’orangers avait tendance à s’envoler.
Nous avions donc renoncé à nos extensions foncières tout en considérant cependant être titulaires auprès de nos voisins d’une sorte de droit de préemption moral, légitimé par notre antériorité locale.

Mais le contexte avait évolué : en deux ans trois couples de français s'étaient installés à Finike, ce qui, à l’échelle de la ville, pouvait être considéré comme une invasion. En tout cas c’est ainsi que nous le considérions.
Patrick, l’un de ces « néo-installés » nous annonça le lundi de notre arrivée que, lassé du centre ville, il avait lancé une prospection pour acquérir une orangeraie dans les environs afin de lancer avec deux ou trois compatriotes une petite opération de promotion. Un des terrains visés se situait, quelle chance, tout près de chez nous, séparé du notre par une seule autre orangeraie

Quelle opportunité, dit-il, de pouvoir ainsi entre compatriotes se retrouver. Nous conservâmes une apparence de sang froid mais cette perspective nous plongea dans l’effroi.
Ce n’est pas que nous n’appréciions pas Patrick et sa compagne Catherine, au contraire, mais tout de même…Le chemin se termine chez nous. L’orangeraie-cible n’a pour seul accès que la cour devant la maison : voir passer un tracteur de temps à autre pour les besoins de l’exploitation, soit ! C’est même un plaisir et une occasion de faire quelques civilités de bon voisinage, mais un lotissement ! Même limité à trois maisons !

La soirée du lundi se passa donc en horribles spéculations : nous serions envahis, des voitures sans arrêt, des chiens sans doute, des enfants peut-être.

« Voisin as-tu du feu ? »
« Je viens vous dire un petit bonjour en passant »
« Votre musique était vraiment forte hier soir »

Notre havre de paix était en train de sombrer.

Le mardi après midi je vaquais à mes occupations quand je m’entendis héler « jiarr ». Mes amis et voisins turcs ont toujours eu du mal à prononcer mon prénom, je m’appelle « Gérard », et ont très vite considéré que je m’appelais comme le héros de « Dallas ».
C’était Mustafa, le propriétaire du terrain qui nous causait tant de tracas, passant avec son tracteur pour travailler son champ. Nous discutâmes de la chaleur, des prochains travaux de dragage de la rivière et des banalités locales pour finalement en arriver à sa préoccupation du moment : il vendait toutes ses terres à Finike.
Je restai de marbre, mais nos pires craintes étaient ainsi confirmées. Je le laissai venir.

« Pourquoi veux-tu vendre ? »
« Ah bon, tu quittes Finike »
« Et oui, l’orange n’est plus ce qu’elle était, la famille achète des terres à Izmir pour se reconvertir dans la mandarine »

Je n’ai pas bien compris la logique profonde d’une reconversion de l’orange vers la mandarine, mais visiblement Mustafa la connaissait, je n’insistai pas.

J’ouvre ici une parenthèse sur Mustafa : costaud, rablé, le sourcil noir et épais, le T-shirt troué et le pantalon déchiré, vous auriez envie de lui donner trois livres pour qu’il puisse manger. Mais il achetait des hectares à Izmir, ses sandales étaient de bonne facture et de cuir, sa clio était neuve et gris métallisé. Il était sans doute beaucoup plus riche que vous et moi, que moi en tout cas, et il le savait. Mais il ne le montrait pas. Mais il ne savait pas que moi aussi je le savais.

Nous prîmes donc le verre d’eau de l’hospitalité, Mireille se joignit à nous le temps d’une civilité, et il arriva enfin au cœur du sujet : comme moi il considèrait que nous disposions de ce droit moral de préemption et s’offrait donc à nous faire profiter de l’occasion.

Je le remerciai avec gratitude mais….

« Les prix ont beaucoup monté….il y a deux ans, oui, certainement…. maintenant… encore que je ne sache à quel prix tu vends…ce doit être au-delà de mes possibilités…j’aurais beaucoup aimé…mais je suis désolé… »

« Le prix n’est pas cher, mais d’abord visitons le terrain, tu verras c’est un beau terrain, les arbres sont de qualité »

Et nous voilà partis visiter ce terrain, que, de toute façon, l’un et l’autre nous connaissions déjà très bien. Une bonne demie heure fut bien sûr nécessaire pour que je puissse m’imprégner de toutes ses qualités et apprécier à sa juste faveur le prix d’ami qui m’était enfin proposé.

« 35 milliards le dönüm, le terrain fait 4200 m², mais je ne te compte que quatre dönüm) »

(Un dönüm fait mille m²)

« C’est bien ce que je craignais, ton terrain est beau, mais c’est trop d’argent pour moi, je crois que je ne pourrai pas… »

Hors de question bien sûr de conclure ou de ne pas conclure, la discussion n’avait pas encore commencé, le principal était qu’elle soit lancée. Mustafa me demanda de réfléchir, je lui répondis que je voulais bien y consentir. Pouvait-il de son côté lui aussi y re-penser ?

Il en convint et je l’invitai à dîner le lendemain sur notre bateau restaurant afin d’échanger convivialement les fruits de nos réflexions.
Nous nous quittames donc, chacun persuadé et content d’avoir fait un grand pas en avant.

Je rendis compte à Mireille de nos discussions et la soirée se prolongea tard à l’élaboration d’une stratégie de négociation.

« Nous devons tenir le bon bout, il est mûr et pressé de vendre…il baissera forcément… »
« et puis c’est une occasion, nous bloquons la situation…nous enclavons l’autre orangeraie, l’autre voisin ne peut plus rien faire sans nous…. »

Avec les heures les arguments s’accumulaient, et, au bout de la nuit, et de quelques rakis, notre décision était prise : nous tenions vraiment le bon bout, ce terrain nous allions l’acheter, après tout ce n’était qu’une vulgaire question de sous.

Mercredi soir nous dînions donc, Mireille et moi, sur le pont d’étage de notre bateau restaurant, menu classique comme à l’accoutumée : un raki double, un raki simple, quelques mezzes, un peu de vin et du poisson grillé.
Au milieu du repas, Arslan, notre garçon attitré (c’était d’ailleurs le seul garçon du restaurant), vint nous annoncer que nous attendait en bas un certain Mustafa. Je le fis monter et lui commandai son bar grillé.

Nous sentions notre équipage un peu perturbé : ils savaient tout de nous, ils connaissaient tous nos faits et gestes, ils savaient qui nous connaissions et qui nous ne connaissions pas. Mais ils ne connaissaient pas ce Mustafa là. L’ordre normal des choses était perturbé et je devinais en bas dans la cuisine les conciliabules intrigués.

« Qui est ce Mustafa ? Que vient-il faire là ? »
« Pourquoi Jiarr l’a-t-il invité ? »

Et ce soir là le service fut encore plus que d’habitude attentif et rapproché.

Mais avec Mustafa ces interrogations ne durent pas. Il a la voix qui porte, et il est habitué à la faire porter, et la négociation qui commençait n’était pas faite pour l’atténuer. Bref, non seulement l’équipage, mais aussi toutes les tables de la salle eurent très vite compris les enjeux de la discussion et pu suivre pas à pas son évolution.

Celle-ci suivit une procédure habituelle en de telles circonstances :

« Comment va ta famille ? Tu as des enfants ?.... »
« Ton poisson est il bon ?.... »
« Veux tu boire quelque chose ?..... »
« Une bière exceptionnellement. Je ne bois jamais car mon papa est « hadji » ; mais une fois par mois une bière cela me va….ce soir est spécial, alors je prends ma deuxième bière du mois »


Je n’osai pas lui faire remarquer que nous étions seulement le 4, peut-être prenait-il toujours sa bière en début de mois ?


Banalités entrecoupées de :

« J’ai bien réfléchi, mais 35 milliards le dönüm, c’est beaucoup trop cher… Je sais que Turgut, l’électricien, vient d’acheter deux dönüm pour 50 milliards seulement, 35 le dönüm, « olmaz », cela ne va pas….. »

« Je connais le vendeur de Turgut, ce n’est pas deux dönüm qu’il a achetés mais un dönüm et demi seulement… crois moi, 35 milliards c’est le prix »

Le petit vent du soir commenait à souffler et à apporter une fraîcheur bienvenue pendant qu’Arslan nous déroulait le menu.

Silence. Les fruits arrivent.

« Combien proposes tu ? »
…/…
«20 milliards le dönüm ? tu n’y penses pas, c’est beaucoup trop bas… »
…/…
« Tu sais ton terrain n’a pas de route qui y mène, moi bien sûr cela ne me dérange pas puisqu’il faut passer chez moi, mais pour quelqu’un d’autre ce sera un problème… »

« Je sais, mais le prix normal serait 40 milliards, 35 c’est pour celà… »

Je fatiguai un peu, Mireille aussi, et Mustafa commençait à s’échauffer. Nous n’aboutirions pas, pensai je, il semblait hermétique à toute idée de solder son terrain.

Mais Mustafa était jeune, moins de trente ans sans doute; un peu auparavant il m’avait parlé de son papa qui aurait cinquante cinq ans alors que j’en avais cinquante trois. Le propriétaire ne pouvait être que son père. Mustafa me le confirma et convint qu’il fallait respecter la hiérarchie des générations. Accord ou pas d’accord, c’étaient aux vieux d’en prendre la décision.

Nouvelle réunion en présence du papa fut donc programmée pour le lendemain après midi à la maison. Chacun convint qu’entre temps il ferait avancer sa réflexion.
Ce n’était pas perdu, ce n’était pas gagné. C’était la seule conclusion de la soirée.

Le lendemain après midi arriva donc le papa. Je vous épargne la discussion. Nous conclumes. 25 milliards le dönüm, plus deux années de récolte à leur disposition.

En nous serrant la main j’avertîs cependant le papa que mon argent était en France et qu’en faisant vite, il me faudrait au moins cinq jours pour le payer.

« Ce n’est pas grave, « söz verdik », nous avons donné notre parole, j’ai confiance en toi. »

Restait à organiser le transfert de propriété. En Turquie c’est une opération des plus simples où vendeur et acheteur se rendent conjointement au bureau des propriétés ; le vendeur signe un formulaire d’une page, et, après bien sûr quelques tampons et quelques sous pour les impôts, le nouveau propriétaire est répertorié.

Ce que fit le papa le lendemain même, me transférant son terrain avant d’avoir été payé, et sans aucune reconnaissance de dette pour le prouver.

Ce ne fut pas si simple en fait mais j’y reviendrai.

La semaine suivante ce terrain je l’ai bien sûr payé. J’avais prévenu le papa que l’argent arriverait peut être le vendredi ou, sinon, le lundi, et que je le tiendrai informé. Le vendredi l’argent était là, à la Iş bankasi de Finike. Mais j’avais des tas de choses à faire, j'étais fatigué. J’annonçai donc la bonne nouvelle à Mustafa et lui donnai rendez vous à la banque pour le lundi au prétexte que l’argent était bloqué pour une journée.

Le papa devait quand même être inquiet. Il arriva à la maison à trois heures de l’après midi, pour me dire que j'avais mal compris, il avait téléphoné à la banque, l’argent pouvait lui être débloqué aujourd’hui. Un peu confus je ne pu faire autrement que de l’accompagner.
Par bonheur la banque me sauva la face. Il lui fallait un jour de valeur pour le change ; seul un transfert interne en euros pouvait être effectué.
Qu’à cela ne tienne, la banque fut immédiatement titulaire d’un nouveau client et le papa d’un compte en euros.

Et le lundi qui suivit l’euro grimpa de 6% !

En fait nous n'étions pas encore tout à fait les propriétaires, mais seulement les propriétaires « moraux ». Au cadastre les choses s’étaient un peu compliquées.

Je me souvenais que, lors de notre premier investissement foncier, dix ans auparavant, il nous avait fallu obtenir, en tant qu’étranger, une autorisation spéciale du ministère des armées. Finike est sans doute une zone stratégique.
Je m’en était ouvert au papa de Mustafa qui balaya le problème d’un « en Turquie les choses ont beaucoup changé ».
C’est vrai, en dix ans beaucoup de choses ont changé, mais nous découvrîmes au cadastre que pour l’achat d’un terrain à Finike il fallait toujours l’autorisation de l’armée.
C’est une pure formalité, mais elle existe et elle dure deux mois.

Panique du papa.

Heureusement je connaissais la procédure accélérée : avoir un ami turc de grande confiance, faire le transfert de propriété à son nom, demander l’autorisation de l’armée pour le deuxième transfert à son propre nom, et attendre deux mois en confiance, en priant pour la bonne santé de son ami et la pérennité de son amitié.

Nous étions vendredi, 15 heures, le cadastre fermait à 16 heures et le papa voulait absolument boucler le jour même cette affaire là.

Ce fut donc mon ami Mehmet Soydas qui devint propriétaire de notre nouvelle orangeraie. Cela faisait dix ans que nous étions amis, il n’y avait pas de raison objective pour que nous ne le restions pas pendant encore deux mois !


Nous le sommes toujours.

Une semaine s’était écoulée, je dînai justement avec Mehmet Soydaş sur le bateau restaurant. Mireille était rentrée en France, et nous déroulions une calme soirée de célibataires, moi au vin et au poisson, Mehmet à la bière et à la bière.
Mehmet a ceci de particulier, c’est qu’il donne l’impression de ne jamais manger. Depuis que je le connais je ne l’ai vu à table que les seules fois où nous l’avons invité. Je suppose qu’il ne boit pas en mangeant car je ne l’ai jamais vu manger en buvant.

Mehmet à d’ailleurs un mode de vie particulier. En résumé il se lève vers midi, il apparaît au port sur son bateau où il tient salon jusque vers 17 heures avec quelques pêcheurs du coin, part à la pêche jusqu’à 21 heures, s’occupe à diverses choses, tester la bière notamment jusqu’à 23 heures et rentre chez lui pour zapper la télé jusque tard dans la nuit, ce qui lui permet de raconter aux pêcheurs les nouvelles internationales lors de son salon d’après midi.

Bref, je dînai en sa compagnie quand mon téléphone sonna. C’était Mustafa tout excité ; je ne compris pas grand-chose sinon qu’il voulait me voir et qu’il arrivait. Il arriva effectivement deux minutes plus tard mais refusa de monter et me fit dire par Arslan qu’il voulait me parler en privé.
Perplexe et un peu inquiet, je descendis me demandant quel si grave problème avait pu surgir ; ce ne pouvait être qu’à propos du terrain, cétait avec Mustafa mon seul lien.

Je n’en mènais donc pas large lorsque je montai dans sa voiture et lorsqu’il commença à me débiter un discours dont je ne saisis que des bribes : il me parlait de pierres, de photos ; mais il n’y avait pas de pierres dans le terrain, ou alors vraiment de très petits cailloux, et pourquoi les prendre en photos ?

Je me calmai, je le calmai, et sortis ma phrase magique en de telles circonstances « lütfen yavaş yavaş konuş », « s’il te plait parle lentement ».
Et, ébahi, je finis par saisir l’objet de son excitation ; il était allé se balader dans la montagne près de Lymira et avait découvert des tas de pierres gravées d’écritures antiques. Il voulait mon avis sur ces inscriptions qui, à son avis pouvaient mener à un trésor. Bien sûr comme je parle français, anglais et un peu le turc, Mustafa supposait que je pouvais aussi déchiffrer toute langue antique.
Pour ne pas le décevoir je lui assurai qu’il ne pouvait s’agir que de grec ancien ou de lycien, mais partant le lendemain, je ne pouvais l’accompagner pour le vérifier.

Nous convinmes qu’à mon retour en octobre nous irions sur place prendre des photos et faire traduire secrètement ces inscriptions. Il me jura que s’il y avait de l’or à la clé j’en aurai une moitié ! Et me fit jurer de ne parler à personne de sa découverte.

Je jurai bien volontiers et remontai au bateau où Mehmet Soydaş impatient attendait le résultat de notre conciliabule.
Mehmet est vraiment un très bon ami mais je ne pouvais tout de même trahir dès le premier soir le grand secret de Mustafa. Je lui racontai donc que lui et son père étient très inquiets, se demandant si, au cas où Mehmet resterait propriétaire apparent quelque temps, il respecterait ma promesse verbale de leur laisser les deux années de récolte de l’orangeraie.

Mehmet ne fut pas vraiment étonné.

« Ah ces paysans, aucun style, comme ils peuvent être méfiants… »
« D’ailleurs je me doutais bien que c’était de cela qu’il voulait te parler »

Il faut dire que Mehmet se doute toujours de tout et est toujours au courant de tout, et, si vous tentez de lui apprendre une nouvelle c’est que lui n’a pas encore eu le temps de vous l’annoncer.

Ceci dit j'étais très intrigué et avais vraiment hâte de découvrir en octobre ces stèles gravées.


Je n'ai plus revu Mustafa. Je n'ai pas touché ma part du trésor.

Makso Limited

Commencé dans la fièvre immobilière août 2004 s’achèvait ainsi sur la perspective d’une découverte archéologique majeure, et notre amie kaşoise Hayriye qui dit qu’il ne se passe jamais rien à Finike !

Si l’opération « terrain » nous avait occupé une bonne partie du mois elle avait cependant eu ses temps morts. Fort heureusement nous avions un autre sujet de préoccupation, il nous fallait aussi acheter des actions.

J’étais depuis de nombreuses années associé à 49% d’une petite société turque du nom de Makso Limited. L’autre associé était notre ami Teoman. Nos affaires n’étaient pas importantes, on peut juste dire qu’elles existaient, il n’en demeure pas moins qu’elles étaient devenues compliquées. A vrai dire pas tellement les affaires que les relations entre les associés.

Nous avions donc convenu une séparation et le moment était venu de transférer à notre nom les 51% d’actions qui nous manquaient.
Il fallait pour se faire passer chez le notaire. J’avais déjà dans le passé fréquenté à de nombreuses reprises les études notariales turques et je m’étais donc muni de tous les papiers que j’imaginais pouvoir m’être demandés : fiche d’état civil, extrait d’acte de naissance, passeports, pour moi et pour Mireille, avec les tampons d’un interprète certifié, eux-mêmes certifiés par les tampons du consulat. Le jour venu j’étais administrativement paré et moralement préparé à passer ma demi-journée chez le « noter »

L’un des personnages clé de la vie civile turque est sans aucun doute le « noter ».
Gardien de l’écrit, héritier de l’administration ottomane, grand maître des tampons, il régit sans appel aux transactions de la vie sociale.

On ne prend pas rendez vous chez le « noter », on pousse la porte du « noter », pour découvrir alors que bien d’autres avant vous l’ont poussée.

On va chez le notaire comme on va au marché ; qui pour vendre sa mobylette, sa voiture, qui pour assurer une succession ou faire une procuration…On ne va pas seul chez le notaire, en général vous soutiennent deux ou trois amis, quelques membres de la famille, un conseiller, et je soupçonne quelques figurants désœuvrés de venir tranquillement y passer l’après midi pour prendre le thé.

Tout ce monde bruyant et fumant se presse derrière le comptoir du notaire ; chez un notaire, le plus important est le comptoir ; c’est lui qui représente la frontière entre le savoir et l’ignorance, c’est lui qui sépare le maître des lieux de la foule des administrés, derrière lui l’espace, vaste, de la compétence, où trônent les clercs, devant lui l’espace exigu des clients du notaire. C’est lui qu’il faut atteindre pour, comme au bar, s’y accouder et pouvoir enfin tendre son dossier.

Parfois au fond de l’étude une mezzanine surplombe la criée, c’est là que pense le notaire, c’est là qu’il signe, c’est là qu’il tamponne et qu’il prend le thé. Parfois un ou deux gros clients privilégiés l’y aident à penser.

Mon premier contact avec un notaire turc remonte à 1992 à Istanbul. Nous avions alors convenu avec Teoman de partager avec lui la goélette qu’il avait en construction et donc de lui racheter la moitié de sa société, Makso Ltd.

De ce premier contact je garde un souvenir flou qui, je ne sais pourquoi, me rappelle l’ambiance du Harry’s Bar à six heures du soir, encore que je ne sois jamais resté si longtemps au Harry’s Bar ! Cette étrange association est sans doute favorisée par la bouteille de Johnny Walker qui permit sur la fin à un obscur employé de fournir le dernier effort indispensable pour l’ultime tampon nécessaire à notre transaction ! Je n’imaginais pas encore que cette toute nouvelle association allait nécessiter des années de régularisations et des visites quasi annuelles chez un « noter » !

Ces années de pratique notariale m’ont permis de bien analyser les composantes structurelles de l’étrange atmosphère qui imprègne ces temples du tampon.

Le premier sentiment à l’entrée est un profond découragement : l’étude déborde, l’après midi va passer avant que l’on ne traite mon affaire !

Au deuxième thé prennent le dessus patience et résignation : la file avance, il n’y en a plus pour très longtemps.

La joie arrive au comptoir ; le clerc a pris mon dossier, tout va s’accélérer ! mais elle se dissipe un peu plus tard ; le dossier semble compliqué.
Vient ensuite l’inquiétude, qui sévit pendant la conférence chuchotée du notaire et de son clerc. Pourquoi ces conciliabules ? Pourquoi ces sourcils qui se froncent et ces têtes que l’on hoche ? que manque-t-il à mon dossier ? Et un début de rage surgit soudain quand l’encre fait défaut au sixième tampon.

Tous ces sentiments se lisent à des stades différents sur les visages des clients. L’habileté du notaire consiste à gérer harmonieusement leur chronologie d’apparition afin que la joie de l’un montre à l’autre que tout peut s’arranger et que l’inquiétude du suivant dissipe la rage au tampon récalcitrant.

Voilà pourquoi sans doute ce n’est pas un par un, l’un après l’autre, mais tous ensembles qu’un notaire traite ses dossiers. J’ai d’ailleurs remarqué ce même genre de pratique quand il y a la queue à la caisse chez les épiciers.
Ceci dit c’est en phase finale que surgit la dernière angoisse, il faut maintenant payer l’addition. Combien de feuilles ? Combien de tampons ? Combien de millions ?

Le notaire que j’ai préféré a certainement été la notaire de Finike. Jolie comme un cœur elle mettait dans l’exercice de ses fonctions toute la rigueur et toute l’autorité qui leur sied mais avec une touche de charme qui aidait à patienter.
C’est environ cinq ans après ma première expérience istanbuliote que j’eus l’occasion de la rencontrer. Entre temps notre entrée dans Makso Ltd avait été publiée et autorisée par les différents ministères concernés, mais il apparût qu’il manquait un petit je ne sais quoi – et je ne sais toujours pas quoi – qui faisait que j’étais bien associé, mais pas totalement régulièrement.

Bien décidés a clôturer définitivement cette affaire, Teoman et moi partîmes chez la notaire munis de tous nos papiers.
L’affaire se déroula rondement, nos papiers étaient en règles, les autorisations de bon aloi et nous atteignirent rapidement le stade final des vingt cinq paraphes, des dix signatures et des cinq tampons.

Il manquait un peu de piment à l’opération. Fort heureusement madame la notaire pris soudain conscience que j’étais un étranger. Pouvais je comprendre ce que j’allais signer ? A cet honorable interrogation déontologique la seule réponse était pour elle la présence d’un traducteur juré. Il y en avait bien un à Finike, mais un seul, et il s’appelait Teoman, avec qui j’étais en train de contracter. Nous étions dans une impasse éthique encore jamais rencontrée dans l’étude de Finike.

Je commençais par bonheur à cette époque à balbutier laborieusement quelques rudiments de la langue turque et prétendit donc maîtriser par moi-même l’ensemble des documents à signer. Encore fallait-il le démontrer. Perplexe et dubitative la notaire demanda alors le silence dans son étude et me tendit les quatre pages des statuts de notre société m’en priant d’en faire lecture à voix haute devant toute l’assemblée.

Dieu merci la langue turque est totalement phonétique et j’aurais pu lire la constitution avec les mêmes sentiments et convictions que je tentais de mettre dans l’exposé des statuts de notre association.

Au passage je crus d’ailleurs comprendre que nous étions habilités à faire ou utiliser des moteurs atomiques, ce qui faillit compromettre la sérénité de ma prestation. Lorsque dans un silence impressionnant j’eus terminé mon exhibition, je pus voir dans les yeux de la notaire, de son clerc et de l’assistance médusée, comme une lueur incrédule d’admiration éberluée. Bref nous pûmes signer.

Teoman m’a dit plus tard que chaque fois qu’il rencontrait la notaire elle lui reparlait avec admiration des éminents talents linguistiques de son associé. Et voilà comment on se fait une réputation !

Enfin cette histoire était terminée. Du moins le crûmes nous jusqu’au printemps suivant.

Le bateau avait hiverné tranquillement dans le port d’Antalya, les travaux d’entretien étaient terminés et la saison allait pouvoir commencer. C’était sans compter avec le formalisme d’un capitaine de port par trop zélé, ou mal embouché ou mal payé, qui fit valoir au moment du départ un article obscur d’une loi sur les investissements étrangers qui exigeait un turc majoritaire dans une société de transport maritime, ce que nous étions paraît-il.

Le bateau était donc dans l’irrégularité et se trouvait par conséquent bloqué. Dans l’urgence, deux bakchichs et un départ de nuit clandestin réglèrent la situation. Mais l’été suivant nous nous retrouvâmes chez notre chère notaire qui ne dût jamais comprendre pourquoi je venais céder 1% des actions que j’avais régularisées l’été précédent.

Puis au fil des années nos intérêts et ceux de Teoman avaient peu à peu divergé et nous avions convenus que Teoman garderait la goélette et nous la société et son actif résiduel, le bateau restaurant « Deniz Reis ». Depuis plus de trois ans la séparation était effective, mais il fallait la régulariser juridiquement.

En ce jour d’août 2004 nous nous rendîmes donc à nouveau chez le notaire de Finike. Mireille nous accompagnait, émue de devenir ma nouvelle associée.

Je dois reconnaître que les notaires ont changé. La mienne a quitté Finike. Le nouveau notaire a des lunettes, des moustaches et des cheveux gris ; son étude est bien plus ordonnée et munie de deux PC. Fier de sa respectabilité il a affiché au mur le montant des impôts qu’il a payés ! Future intégration européenne oblige, il est maintenant interdit de fumer!

Enfin il reste tout de même le comptoir, les tampons et les conciliabules au moment de signer.

Ce qui manqua de faire tout achopper cette fois fut la nouvelle associée. Elle s’était pourtant bien tirée de l’épreuve linguistique ayant répondu d’un « evet » (oui) péremptoire à la question de sa compréhension de ce qu’elle allait signer. Avec un tel aplomb d’ailleurs qu’elle fut dispensée du test de la lecture des statuts.

Le problème était la source de son financement !

Teoman lui cèdait ses actions gratuitement certes, mais, sur le papier il y avait un prix. Elle était donc supposée avoir apporté en Turquie au moins le montant théorique de son investissement. Pouvait elle justifier d’un tel transfert de fonds ?

« Non » - Silence général atterré.

J’avais par bonheur viré suffisamment d’argent depuis la France et pus donc montrer que nous couvrions plus que largement la transaction.

Soulagement …Objection…Elle, c’est elle, lui, c’est lui, et Mireille n’avait pas elle-même transféré d’argent.
Teoman eut une illumination et expliqua au notaire qu’il suffisait de considérer que Mireille finançait son acquisition avec de l’argent que je lui avais prêté.
Aussitôt compris aussitôt signé, et c’est ainsi que Mireille devint l’associée majoritaire de notre société.

Je ne sais si elle se rend compte que, non seulement elle a reconnu devant notaire me devoir de l’argent, mais qu’en tant qu’associée majoritaire c’est, en toute logique, à elle d’assurer maintenant la majorité des financements.

Tout ceci n’a pas vraiment d’enjeux financiers, la valeur de notre société ne dépasse pas probablement la valeur du papier qu’il a fallu pour la constituer, mais ce transfert marquait le début de la fin de notre longue histoire avec Teoman.

Elle avait commencé 26 ans plus tôt.

Il pleuvait sur Kayseri


Nous avions en effet rencontré Teo lors de notre deuxième séjour en Turquie en 1978.

L’été précédent nous avions quitté Istanbul pour la Cappadoce, plus riches d’un tapis et ignorants encore que c’était le début d’une longue série, et de voyages en Turquie, et de tapis.

Je me souviens vaguement du trajet de douze heures en bus entre Istanbul et la capitale, mais je me rappelle clairement cet homme adorable à Ankara à qui, égarés dans la ville en pleine nuit, nous avions demandé notre chemin.
Il nous indiqua la ligne de bus que nous devions emprunter, mais doutant sans doute de nos capacités, il prit son gamin par la main, monta dans le bus avec nous, insista pour payer les billets et nous accompagna ainsi pendant une heure jusqu’à la porte de notre hôtel.

Je garde en revanche un souvenir vivace de notre escale à Kayseri.

C’était la nuit, il pleuvait à Kayseri ; La lumière glauque des néons de l’ « otogar » se reflétait à peine dans la boue gluante du terrain vague qui servait de parking. Les voitures à bras chargées d’épi de maïs bouillis dégageaient une odeur sûre qui se mêlait harmonieusement à celle des échoppes de kebap grillés, à la chaleur moite de la terre et aux fumées des bus et taxis enchevêtrés.

Un ballet de voyageurs, de chats mystérieux et décharnés, de porteurs et de personnes non identifiées, évoluait dans la lumière des phares dans un désordre exacerbé.

Il était dix heures du soir, nos sacs à dos et nos pieds étaient trempés.

Nous connaissions pour la première fois le syndrome du voyageur désespéré.

« Que suis venu faire ici ? »
« Encore deux semaines à tenir avant de rentrer »
« Mais qui a eu cette idée ? »

Mélange de blues, de mauvaise humeur, de haine du compagnon de voyage, et plus généralement de toute l’humanité, ce syndrome se produit en général dans des lieux et à des moments bien déterminés, dont la typologie reste à élaborer mais dont l’ « otogar » de Kayseri, en juillet 1977, la nuit, sous la pluie, peut être considéré comme un archétype achevé.

Après coup je me suis demandé si tout Kayseri ne relevait pas de cette typologie.

Il est certain en tout cas que l’hôtel Pallas où nous mena notre taxi était relié à l’« otogar » par un lien d’ambiance d’une rare intensité.

Un quart de siècle plus tard les souvenirs se sont un peu estompés mais resteront toujours gravés dans ma mémoire la silhouette dans la pénombre d’un veilleur de nuit à demi assoupi, les reflets du néon rouge sur son énorme pistolet, l’odeur entêtante du couloir menant à notre chambre, l’ampoule nue de 40 watts au plafond et l’humidité gluante de la douche.
Au mur les restes sanglants des moustiques écrasés rappelaient le calvaire probable des occupants précédents dont le passage était clairement, si l’on peut dire, attesté par une paire de draps que je me contenterai de qualifier de froissés.

Je n’ai pas souvenir que nous ayons pleuré.
Mais le cœur y était.
Nous n’avons depuis, jamais passé une nuit à Kayseri.

La ville a changé, l’ « otogar » aussi, l’hôtel Pallas a disparu, le temps y est généralement beau en été, mais subsiste cependant, enfouie dans notre inconscient, une réticence certaine à faire halte à Kayseri.

Le lendemain le soleil brillait et nous arrivions en Cappadoce.

Ce premier séjour fût enchanteur. Nous découvrions pour la première fois la gentillesse et l’hospitalité turque pour les étrangers. Dès l’arrivée du bus à Ürgüp, sur la place en terre battue du village – à cette époque c’était vraiment un petit village – l’accueil fût fantastique. Une heure après notre arrivée nous étions invités à passer la soirée au café de la place. Nous y restâmes jusqu’au petit matin.
Le ramadan venait de commencer mais je ne crois pas avoir vu un seul de nos compagnons se contenter de thé.
En fin de soirée un homme âgé qui faisait partie du décor de la soirée – lui en revanche était au thé – nous fit traduire qu’il allait devoir partir et qu’il allait faire une grosse entorse à son ramadan. Et en partant il plaqua deux grosses bises sur les joues de Mireille.

Le lendemain nous rasions les ruines et les cheminées de fées à la recherche du moindre recoin d’ombre pouvant soulager nos crânes enfiévrés.

Après Ürgüp nous partîmes à Avanos et c’est là que l’engrenage continua à s’engrener. Le séjour fût pendant une semaine une fête continuelle. Nous y connûmes notamment le jeune potier Ismail qui nous pilota dans les villes souterraines, les églises rupestres et les champs de cheminées de fées.
L’hiver suivant Ismail vînt nous rendre visite à Paris. Ses tentatives de marchandage aux caisses des Galeries Lafayette et son air incrédule et émerveillé lors de sa découverte des distributeurs automatiques de billets restent gravés dans nos souvenirs.

Resteront gravés également chez l’un de nos amis parisiens qui nous avait invité les commentaires œnologiques de notre Ismail sur le grand cru classé qu’il nous servait avec grande fierté.
Chacun se concentrait à petites gorgées sur ce nectar, sauf Ismail qui s’en servit une énorme rasade, l’avala d’un seul trait et déclara, péremptoire, que ce vin valait bien les crus de Cappadoce.
Ceux qui ont goûté la production vinicole de Cappadoce apprécieront.

L’été suivant se passa bien évidemment en Cappadoce à nouveau où Ismail nous recevait dans sa famille. Nous recevait est un grand mot. A vrai dire ce furent sa mère et ses sœurs qui nous reçurent. Ismail s’était fixé des objectifs d’avenir ambitieux, il avait décidé d’épouser une française, et consacrait ses journées, et ses nuits, à la mise en œuvre de son projet. Nous le vîmes donc très peu. J’appris plus tard que ses efforts avaient été couronnés de succès et qu’il serait potier quelque part vers les châteaux de la Loire.

L’absence d’Ismail fut vite comblée. Avanos à cette époque était un tout petit village peu fréquenté où l’activité principale de sa dizaine de commerçants était de prendre le thé. Le matin nous descendions la rue principale du côté droit pour participer à leur activité, et l’après midi nous la remontions de l’autre côté.

Sur cet autre côté se trouvait la boutique de tapis d’Osman Duru où officiait un vendeur totalement francophone. C’était Teoman. Nous avions très vite sympathisé, Teoman revenait de Belgique où, je crois, il avait écumé à peu près toutes les universités, sans toutefois passer plus d’une année dans chacune. Revenu au pays il préparait son examen de guide tout en vendant de temps en temps quelques tapis.

C’était le début d’une longue amitié, c’était aussi le point de départ de notre future installation à Finike.

La semaine se passa en fêtes, pique- niques nocturnes au bord du fleuve Halys où le menu se cueillait en chemin dans les vergers et potagers le long du fleuve où le poisson nous attendait.
Teoman était l’animateur charismatique de toute la bande, et en quittant Avanos nous nous promîmes de nous retrouver.

Tout au long de ces vingt six années nous nous sommes effectivement retrouvés un peu partout, à Istanbul, à Paris, sur la Mer Noire, à Bruxelles, à Ankara, et pour finir à Finike où il s’était installé.

Le fumeur de hasch professionnel

En dehors des affaires patrimoniales, il avait aussi fallu gérer les affaires courantes en ce mois d’août 2004.

Le seul actif de notre société était donc un bateau restaurant, Deniz Reis. Ce n’est pas l’actif le plus rentable que l’on puisse imaginer et je suis habitué à combler de temps en temps les déficits d’exploitation de notre restaurant de poissons. En toute logique je devrais le fermer, mais sentimentalement je n’arrive pas à me faire à cette idée.

Avant de partir de France j’avais donc téléphoné à Recep, mon « directeur délégué », pour savoir si je devais prévoir quelque chose pour la caisse. Il m’avait répondu que non, presque d’un ton offusqué.

Mais sur place le ton changeait. Nous étions ensemble sur le pont, le livre de caisse entre nous. Effectivement le livre de caisse était satisfaisant, il restait 500 millions de livres, nous étions en début de mois, les salaires et les charges avaient été payés .
J’étais sidéré c’était excellent.

C’est alors que Recep me demanda 200 millions pour payer des dettes résiduelles chez l’épicier ! S’ensuivit un dialogue de sourds.

« Prends les donc dans la caisse »
« Mais dans la caisse il y n’y a plus d’argent »
« Mais on vient de voir qu’il y a 500 millions »
« Oui, il y a 500 millions dans le livre, mais dans la caisse il n’y a rien »
« Mais c’est le livre de la caisse ! »
« Oui mais je ne marque pas tout, des fois j’oublie des choses, c’est compliqué. »
Mon Recep tenait un livre de caisse pour me faire plaisir, uniquement pour la beauté du geste !

La discussion s’envenimait un peu, il me prévenait maintenant qu’il lui fallait de l’argent alors que trois jours auparavant le restaurant croulait sous les liquidités. Il ne voulait pas gâcher mon voyage me dit il.
En approfondissant je découvris qu’il n’y avait pas que l’épicier, mais qu’il y avait aussi le marchand de poissons, et que cela faisait si longtemps que Recep en avait oublié le montant car il avait aussi omis de noter ce qu’il lui achetait !

Là c’en était trop trop. Je n’avais plus le choix, Recep, je devais le licencier. Dès que je lui aurais trouvé un remplaçant. En attendant je lui demandai de convoquer le poissonnier pour l’après midi et de se souvenir au mieux des autres commerçants avec qui nous serions en débit.

Nous avions peu de recettes, mais nous avions visiblement acheté beaucoup de poissons. Je convins d’un échéancier avec le poissonnier ! Le sort de Recep était définitivement scellé.

Je m’en ouvris le soir même à Mehmet Soydaş avec qui nous dînions. Mehmet me confirma que depuis quelque temps Recep avait beaucoup changé, il buvait beaucoup, avait de mauvaises relations et voyait les filles au « pavillon ».

Le « pavillon », prononcer « paviyonne », est une institution à Finike, ou plutôt les « pavillons ». Il y en aurait,parait-il, une quinzaine dans les environs. Un « pavillon » est en résumé un bar à entraîneuses miteux planqué dans la campagne ou la montagne, où l’on boit en regardant les filles à qui l’on a offert à boire, et plus si affinités.
D’après Mehmet notre clientèle commençait d’ailleurs à comporter régulièrement des habituées des pavillons, et nous commençions à avoir une certaine réputation.

Gasp ! Et en plus je n’en tirais aucune rémunération !

Je demandai à Mehmet si le cuisinier que nous employions, Metin, était sérieux comme il le semblait, et s’il pouvait prendre la place de Recep à la tête de l’exploitation.

Avant de poursuivre le récit je dois dire que tout ceci m’avait un peu perturbé, que j’avais dû soigner mon stress avec force rakis, et que nous étions assez avancés dans la nuit.

Mehmet fumait cigarettes sur cigarettes, un halo de fumée l’entourait. En tirant une énorme bouffée, un peu comme on tire sur un joint, il me répondit :

« Metin, est un « profesyonal haschçi ».

Le suffixe « çi » est un suffixe indiquant le métier, et se prononce « tch ».

Vous avez compris comme moi que notre cuisinier ou fumait du hachich comme un pros, ou pire était un dealer invétéré !

Après les filles le hasch !

J’étais un peu désarçonné.

Le lendemain je vis Recep à la première heure pour lui dire que notre cuisinier faisait et fumait ce qu’il voulait dans sa vie privée, mais que je ne voulais pas un seul brin de haschich dans ce restaurant. Recep tomba des nues, je lui communiquai ma source, il était comme moi estomaqué.

Le soir même Mehmet Soydas arriva à la maison, tout retourné :

« Jiarr, tu as dit à Recep que Metin fumait de la drogue, »
« Ben, oui, c’est toi qui me l’a dit hier soir »
« Mais je ne t’ai jamais dit cà, Metin est un de mes amis que je connais depuis l’école, il est très sérieux et ne toucherait jamais à la drogue. Recep lui a dit que tu lui avais dit que j’avais dit qu’il se droguait. Il est venu me voir pour comprendre ce qui se passait !»

Là je ne comprenais plus rien, ce n’était tout de même pas moi qui avais fumé !

Ce fût Mireille qui dénoua le quiproquo.

Un cuisinier en turc est un « aşçı » qui se prononce «achtche ». Metin est un cuisinier professionnel !

Honteux de ma confusion et de mes faiblesses en turc je me précipitai à la plage de Gökliman où, pendant la journée, Metin officiait aussi comme cuisinier. Je me confondis en plates excuses en lui expliquant ma confusion.

Il en rit heureusement, et nous conclûmes autour d’une bière : il se libèrait ici dès ce soir, je licencais Recep dans l' après midi, et il devenait patron-cuisinier de notre restaurant.

Ouf !!!

Le licenciement de Recep se fit dans le calme et il partit immédiatement. Il revint un soir, trois jours plus tard, totalement enivré, pris en otage le permis de vente d’alcool qui était affiché ( !!) et le lendemain me téléphona, toujours enivré, en me demandant 10 milliards d’indemnités pour le restituer !

Quelques pressions amicales de communes relations le firent revenir à la raison et le permis de vente d’alcool put à nouveau être affiché.

Cherche gardiens désespérément

En dehors des problèmes immobiliers et financiers, août 2004 fut aussi le mois du mariage d’Ali. Ali est le fils aîné de notre gardienne Nevruz et cela faisait près d’une année que le mariage avait été décidé. Enfin, que le principe du mariage avait été décidé , car Ali balançait depuis plusieurs mois entre une fiancée de Finike et une fiancée de Konya. Apparemment celle de Konya l’avait emporté. Et Ali s’était donc marié. La jeune épousée était ainsi venue compléter la population de notre maison de gardiens.

Car, oui, nous avons aussi une maison de gardiens.

C’est une maison que nous n’avons pas commandée, c’est une maison que nous n’avons pas payée, c’est une maison sans aucune autorisation. Nous l’avions découverte par hasard lors d’une visite de chantier !

Cette première visite de chantier eut lieu au mois d’octobre 1996.

Qui n’a jamais vu un échafaudage turc ne pourra jamais comprendre la sensation d’angoisse qui nous étreignit lorsque nous découvrîmes au milieu de notre orangeraie une bâtisse qui semblait ressortir davantage de l’art contemporain que d’une construction classique. Une forêt de morceaux de bois semblait soutenir un temple de béton au milieu de tas de pierres, de sacs de ciment et de déchets divers.

A droite du chantier était déjà achevée une autre construction qui, elle, ressemblait vraiment à une maison. Plus petite que la future nôtre, elle n’en paraissait cependant pas être la maquette et cet édifice imprévu nous laissa quelque peu perplexes.

Teoman, qui nous accompagnait, nous annonça alors, heureux de l’effet de surprise, qu’Osman, notre architecte et maître d’œuvre, nous avait offert la maison des gardiens !

C’est ainsi que nous prîmes conscience que nous aurions des gardiens. Nous n’en n’avions jamais parlé à personne, ni entre nous non plus d’ailleurs, mais pour tout Finike, en tout cas pour Osman et Teoman, il était évident qu’une telle maison nécessitait des gardiens.

Je n’ai jamais pu déterminer si dans l’esprit de nos amis turcs le concept de nos gardiens relevait d’un véritable impératif de sécurité ou d’une obligation de standing liée à la taille de la maison et à notre statut d’étrangers.

Quoi qu’il en soit nous fûmes vite convaincus qu’effectivement il était indispensable de trouver au plus vite non pas un gardien mais un couple de gardiens, la femme au ménage et à la cuisine et l’homme aux petits travaux et à la piscine (au nettoyage de la piscine bien sûr).

Nous avons toujours essayé de nous conformer aux habitudes et traditions locales et si celles-ci voulaient qu’au-delà de 500m² il y ait des gardiens, il y aurait des gardiens ! Qui plus est leur maison était prête, il aurait été stupide de ne pas la garnir.

La maison créa donc la fonction.

Nous avions tellement réussi à nous persuader du caractère vital des gardiens que durant les trois années qui suivirent la quête des gardiens devînt une véritable obsession.

Nous revînmes au mois de mai 1997. La maison avait vraiment progressé, la piscine était creusée, les échafaudages étaient partis et Osman nous garantissait une livraison pour le tout début de l’été.

A son air si fier de tenir un tel calendrier je n’eus pas le courage de lui rappeler que depuis le mois de février il m’était en théorie, et par contrat, redevable de deux mille deutschemarks par semaine d’indemnités pour retard de livraison. Quand on vous a offert une maison de gardiens ce genre de détails triviaux et mesquins n’est vraiment plus d’actualité.

Teoman nous informa cependant que, si tout apparemment se passait bien, certains détails commençaient à perturber le chantier. Un ouvrier était tombé, un autre s’était planté un clou dans la main, et un troisième s’était foulé le poignet. Il devenait urgent de faire quelque chose pour arrêter cette série noire, ou nous étions mûrs pour un arrêt de travail généralisé.

L’opinion générale était que nous avions déjà trop tardé et qu’il fallait maintenant, sans plus attendre, procéder à un sacrifice en bonne et due forme pour sécuriser le chantier.

Aussitôt dit aussitôt fait, le lendemain matin un mouton tournait inquiet autour de son piquet au milieu des orangers. Promptement égorgé, son sang dispersé aux quatre coins du chantier, y compris aux fronts des deux propriétaires un peu éberlués, nous pûmes alors passer à ce que je soupçonne le but caché mais réel du rituel, le banquet sacrificiel.

Il ne dut jamais y avoir autant de monde sur ce chantier. Osman était venu de Kaş avec quelques amis, Hayri, notre marin sur la goélette, était bien sûr là, il avait amené des cousins de passage, les ouvriers avaient fait venir leurs enfants, nos amis Jack et Mauricette participaient à la fête, Teoman et sa nouvelle femme Sevil bien évidemment, Mehmet Soydaş ne pouvait pas ne pas être là, il avait amené un ami qui s’appelait Hodja. Traînaient aussi quelque personnes non identifiées, par la rumeur publique attirées.

Ce fut très gai ; la table à l’ombre des orangers, faite des planches et tréteaux du chantier, qui pour une fois paraissaient ainsi ordonnés ; le soleil était de la partie ; le mauvais sort était conjuré.

Le seul point noir était l’absence de gardiens. Je me demande maintenant si je n’aurais pas dû faire un sacrifice spécial dédié au gardiennage.

Ce souci nous poursuivit en France jusqu’au mois de juin, jusqu’à ce que Teo nous téléphona un jour pour nous annoncer qu’il avait trouvé la famille idéale dans un lointain village de Cappadoce. Je ne sais pourquoi ni comment il avait recruté si loin mais c’était paraît-il le profil idéal du couple dont nous avions besoin : bons paysans donc travailleurs et pas trop exigeants, et seulement deux enfants.

Incidemment nous prîmes conscience à ce moment qu’à un couple de gardiens pouvaient être associés des enfants de gardiens.

L’homme se prénommait Kemal, il était d’accord sur le salaire et s’installerait quelques jours avant notre arrivée. Tout était sous contrôle : la maison serait livrée, le ménage serait fait, nous n’aurions plus qu’à nous installer.

C’est donc le cœur léger que nous partîmes en Turquie vers la fin du mois de juillet. Pressentiment ou non, nous avions accordé à Osman un délai supplémentaire d’une dizaine de jours en organisant une ballade en Cappadoce avec Catherine, la sœur de Mireille, et son ami Guillaume. Ma sœur Marie Laure et son compagnon Christian devaient nous rejoindre directement à la maison où nous passerions alors ensemble deux semaines de farniente à profiter du palace tout frais terminé et rutilant, servis par une nombreuse domesticité.

Comme d’habitude la Cappadoce nous enchanta. A Uçhisar l’hôtel Kaya était toujours aussi agréable, son barman, mon ami Aydin, toujours aussi sympathique en dépit de ses horribles cocktails calorifiques. Tout à la joie de découvrir la maison, Konya sur le chemin du retour nous parût même une ville sympathique, et nous arrivâmes le cœur battant à Finike en fin d’après midi.

La maison était vraiment finie. Depuis la veille nous fût- il précisé.

Les meubles étaient livrés, depuis la veille également paraît-il.

Mais Kemal et sa famille étaient partis, depuis la veille aussi !

Au matin ils avaient pliés armes et bagages pour rejoindre leur Cappadoce natale. Nous les avions sans doute croisés en chemin. Je ne sus jamais la raison de ce départ soudain mais, le fait était là, nous n’avions plus de gardiens.

Dieu merci nous avions des invités, et ce n’est donc pas la main d’œuvre qui nous fit défaut pour terminer le nettoyage de nos cinq cents m². Un grand merci encore à Catherine pour sa contribution aux tâches de première installation, et tout de même un petit merci à Guillaume pour sa pudique discrétion dans toute cette agitation.

L’absence de gardiens nous perturbait cependant beaucoup. Nous avions tellement intégré l’absolue nécessité des gardiens que leur absence devînt un manque aussi cruel qu’irrationnel.

Comprenant notre désespoir Osman mit à notre disposition, le temps de nous retourner, un dénommé Chahin qui travaillait pour lui depuis quelques temps. Chahin avait participé à la construction, il connaissait la maison, c’était temporairement la meilleure solution, de toute façon il n’y en avait pas d’autres

Il est très difficile de décrire Chahin, c’est un exercice presqu’aussi difficile que de décrire ce à quoi il peut servir. En pensant à Chahin la première image qui me vient à l’esprit est celle de Michel Simon dans « Boudu sauvé des eaux », en plus mince et plus jeune, mais je ne vois pas d’autres équivalents.

Chahin venait d’Azerbaïdjan. Je ne sais par quels chemins détournés il avait, sans papiers, abouti à Kaş chez Osman, mais toujours est il qu’il était chez nous, à Finike, gardien intérimaire pour l’été. Quelle destinée !

Chahin avait une drôle de façon de parler ; à vrai dire en temps normal il ne parlait pas, il criait. Mais il avait une drôle de façon de crier, et le faisait en ouvrant largement la bouche, exercice particulièrement difficile auquel je n’avais jamais encore assisté. Je pense qu’il avait développé ce talent particulier afin de pouvoir exhiber les six dents en or qui ornaient sa mâchoire et qui rendaient ses discours encore plus impressionnants.

Nous avions des conversations ubuesques. Je commençais à parler un peu le turc et pour Chahin il n’y avait donc aucune raison pour que nous ayons des problèmes de communication, le turc étant aussi la langue de l’Azerbaïdjan.

Mais essayez donc de comprendre le turc version Azerbaïdjan, parlé très fort, la bouche grande ouverte montrant toutes les dents ! J’avais donc avec Chahin un grand problème d’incommunicabilité, ce qui avait le don de l’énerver et de le faire encore plus crier.

Je me souviens d’un après midi où il passa une demie heure à m’expliquer avec de plus en plus de véhémence un problème qui lui tenait visiblement à cœur et que je m’obstinais à ne pas comprendre. A la fin, excédé, il partit à grandes enjambées et revînt en brandissant un vieux pinceau tout ébouriffé. En criant « BOZUK » il jeta d’un geste théâtral le pinceau par-dessus son épaule au milieu de mes premiers rosiers.

Je compris alors que le pinceau était POURRI.

Le lendemain il avait un pinceau neuf et j’en profitai pour lui expliquer que ce qui était « bozuk » devait effectivement être jeté, mais de préférence dans les poubelles prévues à cet effet, tout comme mégots, vieux sacs et vieux papiers, et comme les restes de son déjeuner. Ce fut laborieux mais j’étais très fier de mon action pédagogique, surtout dispensée en azerbaïdjanais.

Les discussions entre Chahin et Mireille étaient de vraies pièces de théâtre, dramatiques pour les deux acteurs mais du plus haut comique pour les spectateurs. Quand Chahin lui parlait, Mireille comprenait qu’il la disputait ; jamais en reste quand il faut animer une discussion elle élevait aussi la voix au même diapason pour bien lui montrer qui était le patron.
Chahin désorienté par cette agression et ne comprenant rien à la conversation parlait plus fort de plus belle jusqu’à ce que j’intervienne, fort de mon expertise en « chahinais ».

Nous dînions dehors le premier soir, épuisés par les travaux de la première journée, quand Chahin vint me demander l’autorisation de s’installer dans la cuisine pour regarder la télévision. Osman nous avait en effet fourni aussi une télévision ; en fait Osman est drogué à la télévision et n’avait probablement pas pu s’en passer pendant la durée du chantier. J’expliquai à Chahin que je ne voyais aucun inconvénient à ce qu’il utilise la télé mais que celle-ci était déréglée et qu’il fallait attendre qu’un spécialiste vienne accorder les chaines avec les canaux du satellite, ce que j’étais bien sûr moi-même incapable de réaliser.

Eberlué je vis alors Chahin, sorti de sa campagne d’Azerbaïdjan, quasiment illettré, avec ses chaussures trouées, se saisir des deux télécommandes et, en moins de cinq minutes régler satellite et télé !

Tous les soirs par la suite, après son repas, Chahin revêtait son survêtement propre, chaussait ses « nikes », se rasait et venait s’installer devant la télé. Mireille, attendrie, venait alors lui servir thé, coca, pistaches et zakouskis variés.

Ce fut notre premier gardien. Nous partions de très bas. Cela ne pouvait que s’améliorer.

Au fil des jours j’arrivais de mieux en mieux à discuter avec lui. Je me souviens de son dernier soir où nous regardions ensemble un match à la télé et de ses conseils à la mi-temps sur mes investissements. Il était d’avis que je me positionne sur les ressources pétrolières de l’Azerbaïdjan.

Je me souviens aussi de son déménagement le lendemain. Sortant ses affaires par paquets de la petite maison il brandit soudain un énorme pot de yoghourt de deux litres, le renifla, et, dans un grand « BOZUK » le jeta par-dessus son épaule dans mes fragiles plantations.

J’eus l’occasion de revoir Chahin deux ou trois fois par la suite à Kaş. Il ne semble pas avoir changé. Aux dernières nouvelles il termina son séjour turc en prison à la suite d’une rixe au couteau ; avec quelqu'un qui probablement ne comprenait pas bien l’azerbaïdjanais !

Cet été là fut riche en événements. Le ménage n’entrant pas vraiment dans le champ des compétences de Chahin, nous avions engagé une femme qui venait tous les matins et paraissait fort efficace. Lorsqu’avec son mari elle posa sa candidature au poste de gardien nous nous empressâmes de lui donner un accord de principe, trop heureux de résoudre ce problème domestique.

Tout rentrait dans l’ordre.

Nous étions un midi tous rassemblés autour de la piscine buvant un raki ; Teoman et Mehmet Soydaş nous avaient rejoint ; la vie était belle, nous allions avoir des gardiens, nous étions plein d’entrain.

C’est alors qu’apparut un petit homme frêle, un peu vouté, l’air très doux, qui très gêné, s’excusa de nous déranger et demanda à parler à Teo en particulier.

« C’est Turgut, votre voisin de l’autre côté de la rivière, je vais voir ce qu’il veut, continuez sans moi »

nous dit Teo.
Supposant qu’il s’agissait d’une affaire indigène nous poursuivîmes nos libations sans autres interrogations.
Dix minutes plus tard Teoman revint le front soucieux.

« Il y a un problème, Turgut me dit que si vous engagez ces gardiens il ne pourra rester votre voisin, il s’en ira et vendra son terrain »

Le pressant de questions nous pouvons seulement apprendre que, selon Turgut, la femme serait mauvaise, « kötü », et qu’il nous déconseille vivement de les installer chez nous. Totalement désorientés, et faute d’autres précisions, nous nous perdons en conjectures sur la signification de « femme mauvaise ».

Serait- elle de mauvaise vie ? Serait-ce une sorcière ? Une voleuse ? Les pires scénarios sont envisagés. Nous absents, que va–t-il se passer dans nos sept chambres à coucher ? Faut-il donner crédit à des ragots ? En tout état de cause, et même en commettant une injustice, il était impossible de commencer notre vie à Finike avec des troubles de voisinage à cause d’une femme de ménage.

C’est ainsi que nous perdîmes nos troisièmes gardiens avant même de les avoir engagés.

Turgut nous remercia avec effusions de notre décision, sans d’ailleurs nous donner davantage d’explications, et nous submergea de fruits et légumes de son exploitation. Nous avions perdu des gardiens mais avions gagné pour toujours l’amitié du voisin. Turgut et son épouse sont d’ailleurs des gens adorables. Chaque fois que nous arrivons nous sommes accueillis par un plateau de fruits digne de chez Fauchon.

Ils habitent en ville à Finike. Ils viennent chaque matin vers cinq heures travailler dans leurs serres, puis lorsque la chaleur monte s’installent confortablement dans un petit coin qu’ils ont emménagé au bord de la rivière, écoutant de la musique classique turque en regardant s’écouler le temps.
C’est l’heure de notre petit déjeuner, chacun de notre côté de la rivière, nous échangeons quelques civilités.

L’épisode rocambolesque de la mauvaise femme continuait cependant à nous intriguer. Teoman mena sa propre enquête sans que personne à Finike ne puisse lui donner confirmation d’une quelconque immoralité de la femme que nous n’avions pas engagée.

Quelques jours plus tard ce fut son épouse, Sevil, qui trouva la solution de cette énigme au cours d’une conversation, ou d’un interrogatoire habilement mené, avec l’épouse de Turgut. Celle-ci lui raconta que quelques années auparavant Turgut et notre femme de ménage avaient eu une liaison torride, qu’il avait dépensé en bijoux pour elle toute la récolte d’une année, et que cette histoire ce serait très mal terminée si leur fils n’y avait mis fin par de multiples pressions et l’enregistrement des preuves de l’infidélité.

Il nous fut rapporté par ailleurs qu’avant d’être paysan Turgut avait exploité un cinéma en plein air à Finike, qu’il avait dû fermer après un scandale où notamment il fut blessé d’une balle tirée par un mari outragé.

Tout frêle, vouté, les cheveux grisonnants, un air de s’excuser d’exister et ses yeux bleus si gentils, notre Turgut se révélait le plus chaud des lapins de Finike.

Nous avions notre explication mais toujours pas de gardien. Les nouveaux arrivèrent quelques jours avant notre départ. Ils s’appelaient Ibrahim et Ayşe.

Nous les revîmes en octobre.

Ils partirent une nuit d’hiver lorsque, pour la première fois, mémoire de voisins, la rivière eut débordé et la petite maison eut été inondée.

Les remplaçants s’appelaient Mustafa et Songül. Nous les rencontrâmes au mois de mars. Mustafa parlait beaucoup et avait l’air intelligent ; en tout cas, lui le pensait vraiment.
Nous ne pûmes jamais le vérifier, en avril ils avaient démissionné.
Ahmet arriva à la fin du printemps, avec son épouse Nafiye et leurs trois enfants. Ils restèrent chez nous plus d’un an.

Nous aimions bien Ahmet, Nafiye et leurs trois enfants. C’était une famille champêtre, très attachée au jardin auquel elle apportait un soin tout particulier, surtout pour le maïs, les tomates, courgettes et autre composants du garde manger, un peu moins toutefois pour le gazon et les rosiers.

C’était une famille très unie qui ne se déplaçait qu’en formation serrée ; lorsque Ahmet s’occupait de la piscine ou d’autres menus travaux, femme et enfants l’entouraient admiratifs et lui prodiguaient conseils et assistance, un peu surpris de voir le père travailler.

Quand Nafiye faisait le ménage Ahmet l’accompagnait et la suivait en fumant tout en s’amusant avec les enfants.

Dans le partage des tâches l’entretien du jardin avait visiblement été attribué à Nafiye ; pour l’arrosage cependant Ahmet ouvrait et fermait les robinets, mais au sarclage il disparaissait.

Ahmet était serviable, gentil et plein de bonne volonté, mais, à l’évidence ce n’était pas pour le travail qu’il était né.

Je me souviens ainsi de l’été 1998 quand nous étions une dizaine à la maison et quand Ahmet m’avait promis de nettoyer la piscine tous les matins. Et tous les matins effectivement il arrivait sur le coup de onze heures, tout affairé, après avoir pris son premier thé, coiffé avec un pétard, et l’air éberlué de devoir constater que nous avions terminé le petit déjeuner et que la piscine était occupée.
Le principal n’était il pas d’avoir essayé ?

Ceci dit nous avions trouvé un modus vivendi. Mireille et moi avions tenté de nous persuader mutuellement que nos onze mois d’absence étaient l’occasion pour lui d’un travail acharné et qu’après tout ce malheureux avait bien droit à un mois de congés payés, même s’il les prenait dès notre arrivée.

Les choses se gâtèrent à l’été 1999. Mes activités parisiennes me laissaient à l’époque beaucoup de disponibilités et je me résolu à partir en Turquie une semaine avant la date prévue pour aider Ahmet à préparer l’été. J’avais surtout en tête d’aménager notre bord de rivière afin d’en faire une grande terrasse de petit déjeuner.

Pendant une semaine il est vrai qu’Ahmet ne chôma pas, les pierres et le gazon à commander, les pierres à disposer, le gazon à semer ; trois heures par jour pendant cinq jours il fut très occupé.

Au crépuscule finissant du cinquième jour, whisky à la main, Chet Baker berçant ma méditation, je savourais béat l’éclat de lune irradiant mes travaux de pharaon. Mireille pouvait arriver, j’avais justifié mon départ anticipé et j’imaginais déjà son regard émerveillé.

Ma méditation fut soudain troublée par l’arrivée collective de mes gardiens et de leurs enfants. Après moult civilités je crus défaillir en comprenant qu’Ahmet souhaitait que ce travail « supplémentaire » se traduise par le paiement d’heures également supplémentaires.
Supplémentaires à quoi, je ne le sus pas.
Mais son raisonnement avait une logique : fait par un artisan local son travail d’une semaine m’aurait coûté soixante millions et il jugeait donc juste que je lui en rétrocède une portion qu’il estimait à 40 millions !

Je savais bien sûr, sans vouloir me l’avouer, que je payais Ahmet onze mois par an pour ne rien faire, mais qu’il me mit ainsi devant la réalité en réclamant que le douzième mois s’aligne sur les onze premiers était plus que je ne pouvais accepter.
C’est ainsi que nous prîmes d’un commun accord sur le coup de minuit la décision de nous séparer. J’avais à nouveau perdu un gardien. Il me fallut deux whiskies de plus au bord de la rivière, toujours avec l’aide de Chet Baker, pour digérer ce coup du sort qui anéantissait un an d’effort.

Les quinze premiers jours du mois d’août furent l’objet d’intenses réflexions et consultations. Teoman bien sûr, le Muhtar (maire délégué du quartier), les chauffeurs de taxis, Mehmet Soydaş, Osman et sa copine Hayriye. Teoman tenta d’imaginer un nouveau contrat où nos futurs gardiens fourniraient une garantie bancaire d’efficacité !!

L’illumination nous vint un soir, au clair de lune, au bord de la rivière, un verre à la main : nous n’avions pas besoin de gardiens !

C’est ainsi que nous trouvâmes deux locataires pour la petite maison ; concept révolutionnaire, c’est nous qui les payons.

Nevruz et Ahmet, son mari s’appelait aussi Ahmet, avaient l’air heureux chez nous, ils s’occupaient raisonnablement bien du jardin et j’avais finalement préféré garder personnellement la responsabilité de la piscine ; je donnais quelques cours d’anglais à leur fils Ibrahim.

Nous avions enfin trouvé la sérénité.

Cela faillit être de courte durée.

Tout apparemment se passait bien, Ahmet toujours disponible, souriant, bien habillé, Nevruz active et dévouée. Un peu de tension se faisait sentir lors de la négociation semestrielle sur le salaire, mais elle se dissipait dès la première réunion qui se terminait toujours en effusions et serments de coopération.

Entre temps leur second fils, Ali, était rentré du service militaire, forgeron, travailleur acharné, il générait cependant une certaine surpopulation chez nos gardiens. Soucieux de conserver le précieux équilibre qui s’était créé, et ne voulant pas qu’une simple question de m² nous fasse perdre nos gardiens, nous procédâmes sans hésitation à la surélévation de la petite maison.

120m², une belle terrasse au premier étage, une chambre pour le couple, une chambre individuelle pour chaque enfant, pas de loyer, nos gardiens étaient ferrés.

Un soir cependant cette belle sérénité fut soudainement brisée. La soirée était déjà bien avancée et Mireille et moi savourions au bord de la piscine la fraîcheur de la nuit et d’un daïquiri. La lune était pleine et à cette heure, entre deux peupliers à contre lumière, elle nous faisait une toile vivante de Magritte. La musique était adaptée. Tout était calme, luxe et volupté !

Mireille crut tout d’un coup entendre un bruit de voiture de l’autre côté de la maison et me demanda de vérifier si aucun intrus ne venait troubler notre sérénité. Comme à l’accoutumé je tentai de m’affranchir de la corvée, prétendant n’entendre que les bruits normaux de la nuit, mais comme d’habitude je dus obtempérer.

Je découvris avec stupeur, qu’il n’y avait pas un intrus, mais 5 intrus qui étaient arrivés. Tous en uniforme, dans une voiture marquée « POLIS » gyrophare allumé, et tous armés. Ils emmenaient mon Ahmet menottes aux poignets.

C’est ainsi que Nevruz nous apprit que, depuis de nombreuses années, notre dévoué Ahmet, onze mois sur douze passait sa vie au café, qu’il y perdait au jeu tout l’argent qu’elle pouvait gagner, et qu’il la battait lorsque leurs discussions s’envenimaient. Il se calmait le mois de notre arrivée pour ne pas compromettre notre tranquillité. Cette fois cependant il s’était laissé aller et y était allé un peu fort et les enfants avaient alerté la maréchaussée.
Après 3 jours en prison il revint brièvement à la maison.

Nevruz nous demanda si sans mari nous accepterions de la garder, ce que nous nous empressâmes de confirmer. Six mois plus tard elle était divorcée.

C’est, à cette heure la dernière péripétie avec nos gardiens. Nous vivons en harmonie avec Nevruz et ses deux fils, le jardin est magnifique, la maison est propre, tout le monde est content.

Le mariage d’Ali marquait la fin de nos vacances. Celles-ci avaient été un peu assombries par une rumeur persistante tout au long du mois. Il se disait dans le voisinage que la rivière allait être draguée. Ce qui signifiait qu’une excavatrice allait devoir passer par notre jardin. La rumeur nous avait été confirmée par le maire en personne mais il nous avait assuré que cela se ferait avec un maximum de soins. De jour en jour nous suivions au lointain en amont la progression de l’excavatrice infernale, et vu l’état des orangeraies après son passage, nous étions plus que perplexes sur le sens « d’un maximum de soins »

Je n’avais jamais vu une excavatrice draguer, mais je pressentais que ce ne serait pas sans dégâts.

Je demandai à Ali de démonter en notre absence les pergolas le long de la rivière, de surveiller les travaux de dragage et, au besoin de corrompre le conducteur de l’engin pour qu’il passe son chemin.
Nous allions revenir en octobre, j’avais l’intuition que nous ne serions pas inoccupés.

Il se passe toujours quelque chose à Finike, Hayriye !

C'est Verdun dans le jardin


Octobre 2004. Nous voilà revenus. Il était minuit. Nous venions d’arriver. La lune était à demi cachée, mais je devinais que mon imagination n’était pas assez fertile pour me faire représenter l’efficacité d’une excavatrice déchaînée.

Il était tard, nous étions fatigués. Il valait mieux attendre le lendemain pour être totalement désespérés.

Six heures du matin. Je découvris ce que devait être l’aube à Verdun. Un mur de boue, deux mètres de haut sur deux mètres de large, bordait la rivière, mon mur avait disparu, ma terrasse de petit déjeuner aussi, au moins dix orangers avaient été éliminés.

Je compris alors ce que voulait dire le maire quand il parlait d’un travail fait avec beaucoup de soins. Le dragage avait dû ramener sur notre terrain les sédiments accumulés depuis la création de Finike !

Ils avaient même faillit remplir la piscine. La voir finalement intacte me remonta le moral. Cette piscine j’y tenais, elle et moi c’était une longue histoire.

Lorsque nous avions discuté budget avec Osman pour la construction de la maison j’avais tenté de reporter à plus tard la construction d’une piscine, encourant immédiatement les foudres de Mireille.

« Ce sera la piscine ou rien »avait-elle déclaré. Il était clair que pour Mireille la maison n’était qu’un accessoire à la piscine. Je ne comprenais pas vraiment cet entêtement pour un réservoir qui me paraissait doublonner de façon onéreuse une rivière à l’eau si transparente et si fraîche, si proche de la maison. A quelques kilomètres la méditerranée et ses criques me semblaient par ailleurs un substitut avantageux à ces quelques mètres cubes qui nous coutaient si cher.

Après coup, et après quelques mois d’août passés à Finike, je reconnais que j’avais tort. D’ailleurs, comme d’habitude, j’eus tort immédiatement, et nous passâmes donc à Osman l’ordre de service d’une piscine proportionnée à la taille de la maison. Mireille avait su trouver l’argument suprême en me faisant remarquer que seize pièces pour deux était probablement superflu, et, qu’en en abandonnant deux, la piscine devenait gratuite. Je n’avais plus qu’à m’incliner devant un souhait étayé par une telle implacable logique économique.

C’est avec raison cependant que je me méfiais de cette piscine. Outre l’aspect financier je devais pressentir quelque part dans cet ouvrage une source d’agacements qu’à l’époque je ne faisais qu’appréhender inconsciemment. Je ne tardai pas à les appréhender concrètement.
Jusqu’alors je n’avais jamais regardé une piscine comme autre chose qu’un grand trou, plus ou moins grand, plus ou moins profond, rempli d’une eau toujours translucide et structurellement bleue. C’est en tout cas comme cela que j’ai vécu les piscines jusqu’en juillet 1997.

C’est donc lors de notre installation que je découvris perplexe la véritable nature d’une piscine. Nous avions emménagé dans la maison depuis quelques jours quand Osman vint s’assurer que les propriétaires avaient bien pris conscience de la qualité de son œuvre. Je fis donc avec lui le tour du constructeur en tâchant de m’extasier à bon escient.
Il est vrai que le travail paraissait remarquablement bien fait. Mais je restai sans voix lorsqu’Osman me fit descendre dans une sorte de salle des machines. Car il y avait une salle des machines ! J’avais bien remarqué cette trappe un peu surélevée près de la piscine, mais selon mon principe préféré « ignorer pour plus de tranquillité », j’avais exclu l’existence de cette trappe du périmètre de ma curiosité. Osman me força à faire face à la réalité.

Sous la trappe je découvris une cave relativement spacieuse recelant un univers complexe fait de pompes, de tuyaux reliant diverses embouchures à diverses sorties, de manettes partout sur les tuyaux, et d’une énorme bonbonne bleue qui me fut présentée comme filtrante. C’est à ce moment que je compris qu’au-delà d’un réservoir une piscine était presque un organisme vivant, dont il faudrait s’occuper, et, en tout cas, une source certaine d’emmerdements. J’ai toujours eu un problème avec les machines et les tuyaux ; j’ai toujours eu également un problème avec l’anglais d’Osman ; je passai donc une heure horrible, transpirant dans cette grotte à essayer de comprendre le pourquoi, le comment et le quand.

Osman maniait les manettes avec la dextérité d’un expert mais j’avais toujours une manette de retard dans la traduction de ses explications.

« Have you understood ? »
me demanda-t-il pour conclure sa démonstration. C’est une phrase qui revient souvent quand Osman s’adresse à moi. Et à mon air hébété Osman comprit que je n’avais pas tout compris. Il me rassura sur le champ en me disant que Chahin, lui, avait tout compris et que je n’avais qu’à me fier à lui.

Cette remarque m’inquiéta plus qu’elle ne me rassura, et eu, en tout cas le don de me vexer profondément. Il faut dire que lorsqu’il me parle de tuyaux ou d’électricité Osman prend à chaque fois un air profondément las et désespéré qui me fait encore plus douter de mes faibles capacités.

J’avais tout de même compris deux choses : un, il y avait quelque chose à faire, deux, je ne savais pas le faire.

J’en eus la preuve la nuit même. Un gros orage avait troublé une partie de la nuit, je dormis mal.

Il faut dire qu’après la découverte des manettes et tuyaux, j’avais aussi appris que la piscine relevait d’une certaine alchimie qui expliquait la présence des bidons de produits divers que j’avais également jusque là soigneusement évités.
Qui plus est, il m’avait été révélé que l’étrange appareil entrevu sous l’escalier était un aspirateur sous marin à utiliser chaque matin.

On comprend donc pourquoi je dormis mal.
L’aube se levait tout de même; cinq heures, les coqs, les chiens, le muezzin, les bruits normaux du petit matin dissipaient mes diffuses inquiétudes nocturnes.
Quelque chose cependant dissonait dans cette harmonie. Un bruit étrange, régulier, sorte de gros glouglou étouffé, précipita mon lever et je découvris avec stupeur que l’eau de cette satanée piscine avait pris au moins dix centimètres de hauteur. Nous étions proches du débordement. J’en ignorais les conséquences éventuelles sur ma salle des machines mais la force des glougloutements ne laissait présager rien de rassurant.

Encore à demi-endormi je mis cet afflux d’eau sur le compte de l’orage de la nuit, au fond de moi pas très convaincu, mais après tout il avait beaucoup plu ; il fallait bien une explication, et celle-ci était rassurante, l’orage étant fini.

Dix centimètres d’eau cela peut paraître peu ; la piscine faisait soixante douze mètres carrés, elle les fait encore d’ailleurs, sur un mètre soixante dix de profondeur. Dix centimètres par soixante douze mètres cela fait tout de même 7,2 mètres cubes, ou, si l’on préfère 7200 litres d’eau. Et 7200 litres d’eau c’est beaucoup. Cela fait exactement 1440 seaux de cinq litres que Mireille et moi, à cinq heures du matin, en chemise de nuit et en slip, nous nous évertuions à extraire de cette foutue piscine.
A trente seconde le seau en moyenne, en intégrant les pauses cigarettes, nous étions partis pour 6 heures d’écopage! Pris par la tâche je n’avais pas fait ce calcul, mais je pressentais cependant qu’il devait y avoir un remède plus productif pour combattre ce débordement intempestif.

Ceci dit, ce remède je l’ignorais.

Donc nous écopions.

Je dois souligner en passant que ma sœur Marie Laure et Christian, son compagnon, réveillés par cette activité débridée, eurent, sur leur balcon dominant la piscine, un comportement désolant, même s’ils m’expliquèrent plus tard que, de ce point de vue, le spectacle était vraiment désopilant.

Le plus étrange, je m’en souviens, était l’inutilité apparente de nos efforts. Malgré une cadence d’écopage infernale le niveau ne baissait pas ! J’ai un esprit lent, mais rationnel ; je conclus donc qu’un niveau constant malgré des sorties effrénées devait nécessairement impliquer un flux d’entrée équivalent.
Il ne pleuvait plus, l’orage de la nuit ne pouvait plus être mis en cause, le débordement n’était donc pas d’origine naturelle. Mais d’où donc venait-il ?

Je crois avoir en ce tôt matin assez bien approché le sentiment d’angoisse et d’impuissance de l’homme primitif devant les phénomènes inexpliqués. C’est d’ailleurs une sensation qui m’étreint relativement souvent.

Ce fut Chahin qui nous sauva. Ce fut un bonheur que ce jour là il eut avancé son lever de quelques heures ; ce fut d’ailleurs je crois l’unique fois.
Je découvris alors que derrière la salle des machines se cachait un immense réservoir, notre réservoir d’eau alimentant la maison, alimenté lui-même par la rivière, et comportant un circuit de dérivation vers la piscine.

Osman a toujours nié avoir omis la veille de fermer la manette reliant piscine et réservoir, et laissa donc entendre à mots couverts que j’avais dû, après son départ, trafiquer dans le circuit d’eau.
Il est vrai qu’Osman ne fait jamais d’erreur.
Mais les gens qui connaissent ma nature profonde savent, eux, sans aucune ambigüité, que j’ai trop conscience de mes lacunes structurelles pour tenter, à l’inconnu, quoi que ce soit qui demande un minimum de technicité.

Quoi qu’il en soit, je découvris ce jour là l’existence du réservoir et le rôle néfaste de la manette numéro 7 lorsqu’elle reste ouverte. Cette manette est en haut, à droite de l’échelle quand on regarde celle-ci. Sa fonction est à jamais restée gravée au plus profond de ma mémoire.

Comme dit ma chère sœur, Marie Laure, la compétence des hommes vient de leur faculté à capitaliser sur leurs erreurs.

Ceci dit, il restait encore à maîtriser les fonctionnalités des six autres manettes. Aujourd’hui, dix ans plus tard, je suis totalement serein.
Tout n’a pas été facile, je n’ai pas été beaucoup aidé, mais d’erreurs en erreurs je sais maintenant d’où vient l’eau et où elle va. Le « back-wash » après l’aspirateur, le « deep hole » toujours fermé, sauf pour vidanger ! Je connais le calme glacé qui vous saisit quand les cent dix tonnes d’eau d’eau de la piscine cherchent à se déverser dans la salle des machines si par malheur vous ouvrez le « pre-filter » sans avoir fermé les « skimmers » !

Je maîtrise le contrôle PH et DPD, les dosages de chlore et autres produits « Ferodor ». Il me suffit maintenant de regarder la nuance bleu-vert de la piscine pour deviner s’il lui faut une dose supplémentaire de Ferodor 451 !

J’ai doctement tout expliqué celà à Ibrahim, le jeune fils de Nevruz, il s’en sort très bien. Je ne m’occupe plus de la piscine.

On comprend donc bien mon soulagement de voir ainsi ma piscine épargnée par l’excavatrice maudite.

C’était bien la seule chose dans le jardin qui avait été épargnée.
La journée ne fut pas été très enjouée, consacrée à l’inventaire des dégâts et le mur de boue s’apparentait par moment au mur des lamentations. Mais une bonne soirée au bateau restaurant, un bon poisson, un peu de raki et de vin blanc, nous remontèrent un moral vacillant, c’est vrai qu’il ne pouvait plus descendre plus bas.

Haut les cœurs ! Le lendemain nous lançerions le programme de reconstruction !
Le lendemain donc, conférence au sommet : Mireille, Nevruz, Ali et moi. Par où commencer ? Combien cela va-t-il coûter ?

Première décision : nous allions refaire un mur de pierres complet le long de la rivière, et il prendrait ses fondations dans la rivière elle-même ; le maire et la direction des eaux m’avaient en effet précisé que si nous avions eu un tel mur, qui favorise le courant, notre jardin aurait été épargné. En principe la dragueuse ne passerait plus avant vingt ans, mais, sait-on jamais…
Mon voisin Turgut, un autre Turgut, l’électricien, pas le chaud lapin, était justement en train de commencer un tel mur et me proposa de s’occuper du mien. me chiffrant le budget autour de 80 milliards.

Ali me proposa de prendre les choses en main et me garantît que si nous faisions le mur nous-mêmes il nous en coûterait deux fois moins. J’ai tendance à croire Ali ; son métier est de travailler le fer, mais à vrai dire il sait tout faire. Va donc, nous ferions le mur nous-mêmes. Quand je dis nous-mêmes je veux bien sûr dire qu’Ali s’occuperait lui-même de trouver maçons et autres artisans, ma participation se limitant à prendre la décision, et, bien sûr, à financer l’opération.

Ali se chargerait aussi de la terre et de la boue, nous en aurions besoin pour le jardin et pour les fondations.

Tant que nous y étions nous décidâmes de lancer les terrasses près de la rivière, de reconstruire les trois pergolas, de les agrémenter de petits jardins les séparant, de faire un chemin de pierres le long du mur, de faire un barbecue, d’intégrer l’éclairage dans le mur, de revoir en même temps tout l’éclairage du jardin, et, puisqu’il fallait refaire les pelouses, d’y installer un arrosage automatique et donc une station de pompage intégrée au mur.
Ali se déclara apte à piloter le tout.

Ouf ! Nous voilà passés à l’action ; enfin sur le papier, mais cela faisait du bien.

Ali était la pièce maitresse de notre plan de reconstruction. Nous l’avions connu il y a quelques années quand il est revenu du service militaire pour habiter chez ses parents (enfin chez nous). C’est une force de la nature, pas très grand, râblé, le sourcil noir et fourni, et un accent de Konya très prononcé qui conduit à des situations comiques où Ali me parle en Turc et où son jeune frère Ibrahim me fait la traduction en turc également. Ali n’a pas fait d’études mais il a bon sens de l’humour et une énorme intelligence pratique. Son métier c’est le fer, mais il lui suffit de regarder un autre artisan travailler pour comprendre très vite ce qu’il faut faire. Il m’a ainsi au fil des années dépanné toutes mes pompes, posé du carrelage, posé des tuiles, installé internet en wi-fi et le système téléphonique…

Il avait compris,lui, les manettes de la piscine sans qu’Osman ait eu à les lui expliquer. Bref tout mon opposé.

Un jour s’était à peine écoulé. Les camions se succèdaient, déversant dans le jardin des tombereaux d’énormes pierres. Une cinquantaine de pieux de quatre mètres de haut avaient été livrés.
Une excavatrice enfonçait ces énormes pieux dans la rivière, une autre y déversait de la terre, une troisième se chargeait des pierres ; quand je dis pierres je devrais dire rochers. La plus petite devait faire dans les trois cents kilos. Le ballet des camions et des trois excavatrices commençait au petit matin et se terminait tard dans la nuit.

Nous prenions l’apéritif du soir avec vue sur le mur de boue, éclairés par les phares des engins et au son des moteurs rugissant. Nous étions fascinés, c’était hallucinant.

C’était la fin de notre semaine de vacances. Nous aurions vu sept cents tonnes de pierres se déverser dans la rivière.

En revanche nous n’avions pas beaucoup vu Zeynep, la jeune épouse d’Ali. Je crois d’ailleurs que lui n’ont plus ne l’avait pas beaucoup vue. Elle faisait de rares apparitions dans le jardin, son foulard sur la tête, et se sauvait dès que nous apparaissions. Un peu timide sans doute. Nevruz nous dît qu’elle parlait peu et regardait beaucoup la télé.
Mais nous avions eu d’autres préoccupations que la jeune épousée.

Nous reviendrions en mars. Ali nous promit que tout serait terminé.

Denis Reis, fluctuat nec mergitur


Le temps était délicieux en ce début du mois de mai. Notre semaine de vacances allait être merveilleuse. Je décidai de percer tout de suite les éventuels abcès qui pourraient la gâter. Je partis donc de bon matin, vers 11 heures, analyser avec Metin la situation financière du restaurant. Rien de vraiment alarmant. Nous perdions de l’argent bien sûr, mais pas plus que d’habitude, et, depuis le temps, j’avais fini par m’habituer.

En toute logique j’aurais dû fermer ce restaurant depuis longtemps; il nous a toujours coûté un peu d’argent, jamais assez cependant pour que je me résigne à mettre fin à son histoire agitée. C’est totalement irrationnel. Ces dernières années toute mon activité professionnelle française s’était résumée à restructurer des sociétés en perdition, mais Deniz Reis je n’y arrivais pas. Il faut dire qu’au-delà du plaisir d’y manger un rouget en arrivant de l’aéroport c’est un chapelet de souvenirs qui s’attache à cet objet bizarre ancré au port.

Comme la maison des gardiens c’est par hasard qu’il y a quelques années nous avions découvert que nous étions copropriétaires d’un deuxième bateau, « Deniz reis », le « roi de la mer » !
Au téléphone avant notre arrivée Teoman m’avait promis une surprise. Ce fut en effet une surprise de découvrir que Makso Ltd avait pendant l’hiver mis en chantier un bateau en fer de treize mètres avec deux moteurs de cent cinquante chevaux ! La saison précédente avait été bonne nous dit Teo, il y avait de l’argent, il avait donc eu une superbe idée : il y avait beaucoup de goélettes dans la région, généralement assez vieilles, et, selon Teoman le taux de pannes était élevé. Il y avait un superbe créneau à prendre dans le dépannage en mer à Finike !

Teoman a toujours eu des idées auxquelles les autres n’ont pas pensé. Jusqu’à présent cela n’a jamais été très concluant, mais il est persévérant. Plus récemment il a transformé sa goélette en bateau de croisière pour handicapés. Le constat pour lui était évident, il avait lu dans un journal une étude sur le nombre de personnes handicapées en Europe et en Israël et s’était rendu compte qu’il n’y avait pas en Turquie une seule goélette équipée pour les accueillir. La première fut donc la sienne, qu’il modifia de fonds en comble pour conquérir cet immense marché. Il eut les honneurs de la presse mais un seul groupe de handicapés.

Pour en revenir à la naissance de Deniz Reis, il y avait une autre surprise. Makso n’avait pas construit ce bateau seule, mais en association avec Aydin, un ancien ami de Teoman. Mais avant même le début de l’exploitation l’association avait tourné au vinaigre et Teo souhaitait maintenant sortir Aydin du dépanneur des mers. Ne sachant trop comment s’y prendre il me demanda mon aide pour le lui annoncer.

Tout cela me gonflait vraiment mais, bon, il fallait y aller. Teoman avait prévu une soirée diplomatique où peu à peu Aydin aurait compris de lui-même qu’il fallait qu’il sorte du projet. Je ne connaissais Aydin ni d’Eve ni d’Adam, et je n’avais vraiment pas envie de passer la soirée à tourner autour du pot avec des gants. Au premier raki je lui annonçai donc tout de go que Teoman m’avait demandé de lui dire de partir. Il s’ensuivit deux heures de discussions animées entre lui et Teo, chacun d’eux me faisant la tête par ailleurs.
Je m’en fichais éperdument.

Le lendemain matin Aydin était parti.

Deniz Reis ne remorqua jamais un autre bateau.

Il fit du transport de troupes à la journée pour les « croisières-piquenique » du Club Méditerranée. Celui-ci vint à le juger trop petit. Qu’à cela ne tienne, Teoman fit venir de la Mer Noire des soudeurs spécialisés. Ils coupèrent Deniz Reis en deux, littéralement en deux, comme deux quartiers de pommes, et l’allongèrent de cinq bons mètres.

Il fut même remorqué ! Drossé vers le rivage par une lame de fond, il dû interrompre ses prestations pour le Club, et Teoman le rapatria à Finike où il devînt bateau-restaurant.

En octobre 2000 il avait pour voisin une goélette de bois, propriété de deux associés. L’un des associés avait une femme qui plaisait à l’autre , et réciproquement. Pour se venger l’associé trompé mis le feu à son propre bateau et indirectement à notre bateau restaurant ! Il était en fer mais fût quand même très sérieusement endommagé.

Teoman jeta l’éponge et nous demanda si nous étions d’accord pour vendre ce qui en restait.

Deniz Reis fût donc en vente jusqu’en janvier 2001.

J’étais sans travail à Paris depuis un an ; j’avais quitté le groupe Vivendi, ou, plus exactement, c’est lui qui m’avait quitté.

Il faisait beau ce samedi là, nous étions avec Mireille dans un petit bar à vin de la rue Montorgueil, et nous discutions, comme souvent, de nos projets turcs. Et, bien sûr nous ne buvions pas que de l’eau.

Je souligne que l’idée vînt de Mireille.

Puisque Deniz Reis était à vendre, pourquoi ne pas le racheter ? Nous en avions déjà une moitié, il suffisait de racheter la part de Teo.
Plus une idée est farfelue plus j’ai tendance à la trouver séduisante. Celle-ci me séduisit immédiatement.

Les montages financiers avaient été partie de mon ancienne activité. Je ne pus donc m’empêcher de rajouter une petite touche à l’idée de Mireille.
La goélette propriété de Makso prenait chaque année un an de plus ; un jour prochain il faudrait changer le moteur et ce jour là nous serions obligés de concourir au financement.
De plus nos relations avec Teo étaient de plus en plus tendues et nous évitions d’utiliser la goélette pour nos propres besoins.

Le plus simple était donc d’échanger notre part dans la goélette contre la part de Teo dans Deniz Reis. Restait bien sûr à déterminer les parités d’échange et le montant de la soulte.

Je lui exposai l’idée par téléphone, ce fût assez froid mais sans opposition de principe. J’envoyai un projet de contrat par fax puis réservai mon billet d’avion pour la Turquie.

Poussé par un soudain et nouveau souci d’économie, je ne pris le billet que jusqu’à Istanbul et décidai de faire le reste du voyage par bus de nuit. J’avais le temps, et cela me rappellerait mes vingt cinq ans.

Le bus est une institution en Turquie. C’est la façon la plus courante de voyager, ils sont très sûrs et très confortables, on vous y sert du thé, de l’eau fraîche, de l’eau de Cologne pour vous rafraîchir. En trente ans les bus se sont beaucoup améliorés, en confort et en sécurité ; les chauffeurs doublent moins en haut des côtes, il est rare désormais que deux bus se fassent la course, mais les têtes des passagers de gauche et de droite continuent à se rejoindre vers l’allée du milieu pour scruter ce qui va arriver en face lors d’un dépassement périlleux. Ce qui n’a pas changé non plus c’est l’eau de Cologne, le fabricant n’a pas dû modifier la composition de son parfum depuis trente ans.

Le bus de nuit est particulièrement fascinant. Vous savez d’où vous partez et vous savez où vous devez arriver. Entre les deux vous vous laisser transporter dans le noir par des routes inconnues. Périodiquement le bus s’arrête au milieu de nulle part, à une aire de repos et de restauration et tout le monde descend pour se sustenter. Vous n’avez aucune idée de l’endroit où vous êtes, vous suivez les autres voyageurs et comme eux vous commandez une soupe, un kebap ou un thé.
L’heure de départ peut être aléatoire. Il n’est pas rare de voir un taxi rattraper un bus pour lui ramener des passagers oubliés. A l’époque avec Mireille nous avions pour stratégie d’occuper la table voisine de celle des chauffeurs pour ne pas manquer un éventuel départ anticipé. Par prudence cette nuit là j’ai continué à l’appliquer.

J’étais donc arrivé à Finike au petit matin, exténué. Visiblement je n’avais plus vingt cinq ans.

La semaine se passa bien ; avec Teo nous avions signé un bout de papier sans grande valeur juridique, répartissant entre nous les actifs de la société, et nous laissant un an pour tout régulariser. Je me souviens qu’il y avait une soulte en notre faveur, mais Teo n’ayant pas d’argent, nous avions convenu que cette soulte serait payée sous forme de croisières gratuites sur la goélette qui lui était attribuée.

Le temps de programmer les travaux de rénovation je rentrai en France quelques jours plus tard.

C’est ainsi que nous devînmes restaurateurs.

Depuis nous avons refait deux fois les aménagements et la décoration, nous avons eu trois patrons-cuisiniers, trois comptables et une dizaine de garçons. Ce qui a manqué le plus souvent, c’étaient les clients.

Nous en parlions donc avec Metin en ce matin de mai, pour conclure que la situation économique mondiale, et plus particulièrement celle de la Turquie et de Finike n’était pas en ce moment particulièrement favorables aux restaurants de poissons. La routine donc.

Nous en reparlâmes avec Mireille ; allez, on essayerait encore un an !

Et, pour combler au moins une partie du déficit nous y mangerions plus souvent !

Car, dans notre restaurant nous payons nos additions.
Je ne sais pourquoi nous avions pris cette habitude. J’étais peut-être à cette époque encore sous le coup des dernières convulsions du secteur immobilier de la Générale des Eaux et des enquêtes pour abus de biens sociaux qui m’avaient valu des dizaines d’entretiens avec les limiers de la brigade financière. Je ne voulais sans doute pas être accusé de détournement de fonds en mangeant mon propre poisson !

Nous en avions discuté avec Mireille lors de notre acquisition du restaurant, et, en « managers » modernes et avisés nous avions aussi trouvé qu’il serait plus motivant pour notre personnel de nous servir en tant que clients et non en tant que patrons exigeants.
Et n’était-il pas plus gratifiant de payer des additions plutôt que des subventions !

En tout cas pour moi c’était plus agréable, j’avais moins l’impression de perdre de l’argent.

Je ne sais pas si cette pratique avait vraiment motivé notre équipe, mais en tout cas, au début, cela les avait vraiment sidérés, ainsi d’ailleurs que tous nos clients habitués – il y en a – qui se demandaient par quelle aberration mentale le patron voulait payer ses additions, cas probablement unique en Turquie dans tout le secteur de la restauration.

J’avais fini par leur expliquer que je tenais une comptabilité très sophistiquée : les comptes du bateaux, les comptes de la maison, ceux de Paris, et les dépenses personnelles des deux époux, également séparées. Cela me simplifiait donc la vie de payer nos repas afin de ne pas tout mélanger.

Je crois que la seule conclusion qu’ils en aient tirée était qu’un système si compliqué ne pouvait se justifier que s’il y avait beaucoup de sous à compter !

Toujours est-il que ce système est maintenant admis et appliqué. Et, si par hasard, je venais à l’oublier, Metin ne manque pas de me rappeler que j’ai des additions en retard à payer.
Le personnel me fait cependant grâce des petites consommations. Quand en fin d’après midi je viens boire une bière, ils considèrent que c’est offert.

L’effet positif de tout cela c’est que depuis cinq ans j’ai mangé plus de poisson que pendant les quarante cinq années précédentes.

Et nous allions donc continuer à en manger.