Un mois sans évènements


Août de l’année 2005 s’était déroulé harmonieusement. J’étais serein, mes actionnaires avaient accepté que je m’inscrive dans le plan de redressement. Je serais licencié en janvier 2007. Nous tenions le calendrier.

Pas d’événements majeurs, pas de problèmes significatifs, nous allions boucler nos valises dans le calme, sans stress ni interrogations.

Jusqu’à ce matin là c’était l’ambiance de la maison, de vraies vacances.

Ce matin là donc, notre peintre Ahmet était venu nous rendre une visite de courtoisie.

Je l’appelle notre peintre car je ne jure plus que par lui. Depuis notre installation à Finike je cherchais désespérément un vrai peintre de métier. Je n’avais trouvé jusqu’à présent que des spécialistes de la bavure et des débordements. C’est Hasan, le beau-frère de Mehmet Soydas qui m’avait mis en relation avec ce peintre d’Elmali lorsque je lui avais acheté la peinture pour repeindre les quatorze pièces de la maison.
Il avait fallu le réserver trois mois à l’avance si grande est sa réputation. Ahmet n’a jamais trouvé d’ouvrier lui donnant satisfaction, il travaille en solitaire avec son fils et ses pinceaux.

Il s’était donc installé chez nous un mois complet le précédent hiver, et n’en n’était ressorti qu’une fois le travail fini. Pas une tâche au plancher, ni pots de peinture ni de vieux pinceaux traînant ici où là.
Rien à redire, il est devenu notre peintre attitré. Comme il est aussi fermier, à chaque fois qu’il vient il nous apporte une énorme motte de beurre bio salé.

Qui plus est, il a eu la chance de plaire à Nevruz. En général celle-ci n’arrête pas de se plaindre des ouvriers qui passent à la maison, sales, mauvais travail, paresseux, chers...surtout quand c’est moi qui les ai engagés sans rien lui demander. Mais Ahmet lui a plu. Rien à redire, c’est devenu aussi son peintre préféré.

Elle est d’ailleurs très attentive maintenant à l’état de nos peintures et nous signale tous les entretiens qu’elle estime devoir être effectués.

Je prenais donc un thé avec Ahmet et Nevruz et nous discutions des futurs programmes de peinture de la maison. Ahmet me signala alors qu’il faudrait que je réfléchisse aussi à ma charpente. L’hiver passé il était monté sous les combles, et, à son avis, j’avais au maximum quatre ou cinq ans avant qu’elle ne s’écroule.

Il m’asséna cela en souriant, entre deux gorgées de thé. Nevruz confirma son analyse, le bois était infesté de la variante locale de la termite, le « kurt ».

Nevruz ressemble sur ce point à Mehmet Soydas. On ne peut jamais rien lui apprendre, elle est toujours déjà au courant de ce que vous venez de lui dire. Je me demandai bien pourquoi elle ne m’avait jamais auparavant parlé de ces « kurt » dans ma toiture.

Quoi qu’il en soit, les « kurt » je connaissais. Il y avait deux ans ils avaient commencé à transformer en farine tout le parquet du premier étage. Il n’y a aucune arme contre les « kurts », la seule façon de s’en débarrasser est de supprimer leur garde-manger. J’avais donc à l’époque remplacé tous les parquets par de la céramique.

Même mal, même remède, passé le premier moment de panique et de flottement je vis clairement ce qui me restait à faire. Il fallait démonter le toit, sortir toute la charpente en bois, installer une charpente en acier et remonter le toit. C’était simple, il restait à le faire faire, et à le faire faire avant les premières pluies.

Ali était bien sûr l’homme de la situation. Le lendemain il m’avait bouclé un budget et me garantît une livraison avant notre retour en octobre.
Ouf! il s’était finalement passé quelque chose.

Avec le temps je suis devenu très zen, je l’étais déjà naturellement, mais notre installation en Turquie a considérablement développé ce don. C’était une question de survie, je déteste être stressé.
Il y a un problème ? Il y a sûrement une solution. Il n’y a pas de solution ? Il n’y a plus de problème.
Et, il est vrai qu’en Turquie il y a toujours une solution (Inch Allah ! Pourvu que ça dure). C’est peut être pour cela qu’il y a autant de problèmes ?

Mon toit est pourri ? Qu’à cela ne tienne. Changeons le toit ! Ce n’est pas la peine de se faire du souci, nous avons Ali.

Et à notre retour en octobre nous avions un toit à charpentes métalliques, doublé d’une protection anti-infiltrations. Merci les kurt, en cas de fortes pluies nous n’avons plus d’inondation – enfin, presque plus –

Ali en revanche n’avait plus d’épouse à la maison. La jeune Zeynep était partie, nostalgie de Konya parait-il. Nous n’en demandâmes pas plus, de toute façon ni Nevruz ni Ali ne semblait la regretter. Quant à nous, nous l’avions à peine connue, elle se réfugiait dans sa maison dès notre apparition. Mireille enrageait cependant qu’elle fût partie avec ses cadeaux de mariage et notamment les deux bracelets en or dont nous nous étions fendus.

Le divorce était en cours paraît-il, mais s’annonçait difficile. Le père de la mariée exigeait une rançon pour reprendre officiellement sa fille à la maison. Il avait même inclus dans ses revendications le partage de la maison, pas la nôtre quand même, mais celle attribuée à Nevruz et ses garçons !

A part cet épiphénomène, octobre fût également d’un calme absolu et nous passions tranquillement la dernière soirée au restaurant de Mahmut, le Petek.

Chaque fois que je vais chez Mahmut je pense à Ekrem, l’épicier de la marina, un vieil ami de 20 ans. Ekrem est un type adorable, très discret, toujours souriant, humble et serviable, mais c’est un malin. Quand nous l’avions connu il y a vingt ans il débutait dans sa petite épicerie de 20 m² à la marina. Il a repris le magasin d’à coté, puis un deuxième, a acheté trois clios pour les louer, a investi dans un champ de grenadier. C’est maintenant un retraité paisible, il continue à passer sa vie à la marina pour superviser l’activité de ses deux fils dans les boutiques et surtout pour occuper avec les amis ses journées et soirées.

Je pense toujours à lui au Petek car c’est là que nous avions passé il a une dizaine d’années une soirée mémorable avec Teoman et divers amis de Finike. Nous avions convenu de nous y retrouver pour boire, rire et manger. Outre Mireille, moi et Teoman, Mehmet Soydas était de la partie, Hodja aussi je crois, quelques autres, et Ekrem devait nous accompagner. Pris par ses activités il devait nous rejoindre en cours de soirée. Nous ne l’avions bien sûr pas attendu pour attaquer vin, rakis et mezzes.

Mais visiblement lui non plus ne nous avait pas attendu.

Il arriva en peine forme, les yeux brillants et l’haleine bien anisée. La fête se poursuivit de plus belle, et, je ne sais plus pourquoi, nous en vînmes à échanger nos âges respectifs. Ekrem nous annonça alors que son âge officiel n’était pas le bon. Quand il était né, je ne sais plus où dans la montagne, les routes étaient enneigées et son père remît aux beaux jours la formalité de déclarer son nouveau né.
Puis, le temps passant, cette formalité, il l’avait oubliée, et ce n’est qu’à l’âge de deux ans qu’Ekrem fut enfin régularisé.

Ce décalage avait l’air de le chagriner beaucoup. Il en avait les larmes aux yeux en demandant à tous les amis présents de bien veiller, à sa mort, à ce que sa pierre tombale portât bien sa date de naissance originale. Nous en fîmes tous le serment à renfort de toasts au Yeni Raki en souhaitant à Ekrem une longue vie.

Ekrem rassuré, la soirée s’acheva donc gaiement et nous nous apprêtions à nous quitter. Le problème était Ekrem. Il avait vraiment du mal à marcher, et le problème s’aggravait du fait qu’il ne voulait absolument pas rentrer à pied. Il nous restait encore assez de lucidité pour essayer de le dissuader d’enfourcher sa moto, si tant est qu’il eut pu la faire démarrer. Teoman lui avait pris sa clé, chacun allait de son argument. Tout cela faisait sur le trottoir un attroupement un peu bruyant qui finit par attirer la voiture de police en ronde dans Finike.

Pendant que nous tentions d’expliquer aux policiers notre action de sauvegarde de sa sécurité, Ekrem, dignement et sans un mot, ouvrit la porte arrière du véhicule, s’installa sur la banquette avec un air de bonheur : « A la maison, chauffeur ».

Et c’est en toute sécurité qu’il regagna ainsi son foyer.

Nous restions tous un peu ébahis, et Mehmet Soydas conclut la soirée sur un « Ekrem, çok profesyonal !» – « Ekrem c’est un pro ! »- où perçait une pointe d’admiration.

Evoquant ces souvenirs en ce dernier soir d’octobre, nous portâmes donc un dernier toast à ce satané Ekrem.



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