Nevruz et les cent quarante voleurs

Finalement les clients sont venus et, surprise, en nombre plus important que prévu. L’affluence est tout de même restée suffisamment raisonnable pour nous permettre de rôder tranquillement notre nouvelle activité.


Un sujet d’agacement fut, cet été là, la fréquence des coupures de courant. Tous les jours, plusieurs fois par jour, et particulièrement à l’heure de la préparation des repas, l’électricité disparaissait sans préavis. Et revenait de façon tout aussi aléatoire.
Nous interrogeâmes Nevruz sur l’origine de nos problèmes d’alimentation énergétique et sur les façons d’y remédier. Je ne sais pourquoi nous lui posâmes cette question, après tout il y avait peu de chance non seulement pour qu’elle en connût la raison mais encore moins pour qu’elle eût sous la main une quelconque solution. Il est vrai que, puisqu’elle est Turque, et qu’elle parle le Turc un peu mieux que nous, nous avons tendance à la créditer d’un potentiel de connaissance illimité.

Il faut dire qu’elle ne nous déçoit jamais. Nevruz a toujours une réponse à tout. Quelque soit le sujet elle dispose d’une opinion arrêtée ou, au moins, d’une hypothèse sérieuse à formuler.

Bien sûr donc, elle connaissait l’origine des problèmes d’électricité. Le feu était à l’origine de ces défaillances électriques. Dans les montagnes autour de Finike des incendies à répétition perturbaient les lignes à haute tension. Comme je l’ai déjà dit je suis loin d’être électricien, l’explication ne me parut donc pas trop farfelue. En revanche les incendies eux-mêmes avaient une origine plus surprenante. Il s’agissait d’incendies volontaires qu’allumaient des terroristes pour désorganiser Finike.

« Mais, Nevruz, il n’y a pas de terroristes à Finike »
« Si, si, il y en a cent quarante, c’est bien connu »
« Mais comment le sais tu ? »
« Tout le monde le sait, c’est connu depuis les élections, le maire le sait aussi, mais on ne connaît pas leur nom »

La suite était plus confuse et notamment la relation entre les élections et la connaissance publique de l’existence de terroristes masqués. Mais je n’insistai pas, un peu estomaqué par cette découverte d’un réseau terroriste à Finike.

Et ce n’était pas quelques terroristes, ou plusieurs, ou un certain nombre, ni une centaine environ, c’était bien cent quarante terroristes tout rond. On connaissait leur nombre mais pas leur nom. Mystère des circuits locaux d’information !

Diable, déjà qu’il était difficile de faire venir quelques touristes à Finike, si en plus cent quarante terroristes venaient nous couper l’électricité !

Pour couper court nous acceptâmes son explication. Mais les terroristes durent quitter la région assez rapidement, car quelques jours plus tard nous avions du courant régulièrement.

La semaine suivante nous étions cette fois à court de clients. J’en profitai donc pour maintenir un lien social et nous prenions une bière sur le bateau restaurant, Metin, moi et Mehmet Soydas. Voulant les distraire je leur narrai en riant les surprenantes explications de Nevruz sur les coupures de courant.
A mon grand étonnement ils n’en n’exprimèrent aucun. Metin cependant évoqua la possibilité d’une exagération sur le nombre des brigands. Personne selon lui ne pouvait les chiffrer exactement. Or, Metin est un homme bien informé : son frère aîné est depuis des lustres le leader démocrate de gauche du parti d’opposition à Finike. C’est donc de source bien informée qu’il peut juger le bienfondé des rumeurs propagées..

Et il nous apporta donc très sérieusement quelques précisions sur le modus opérandi des fauteurs d’incendies. Selon lui les terroristes de la montagne capturaient de pauvres moutons et, pour accomplir leurs forfaits, leur attachaient au cou des cocktails détonants. Il leur suffisait ensuite de faire fuir sous les pins ces kamikazes ovins.
J’en restai coi. En finissant ma bière je me plongeai, perplexe, dans d’intenses réflexions. Je n’arrivais pas à comprendre la valeur ajoutée du mouton.

Dans la soirée au bord de la rivière je complétai l’information de Mireille, et, une bouteille de Cabernet- Sauvignon aidant, nous passâmes un très bon moment imaginant ces terroristes barbus et patibulaires courant sous les pins, les yeux fous, cocktail Molotov à la main, affairés à la poursuite d’un troupeau de moutons affolés.

Je continue depuis à prendre l’opinion de Nevruz sur tous les incidents et évènements qui jalonnent notre vie à Finike, espérant à chaque fois obtenir une piste qui nous réjouisse autant que celle des terroristes. Mais ce n’est malheureusement pas toujours aussi désopilant. Il faut dire que Nevruz en elle-même n’est pas vraiment du genre extravagant.

« Nevruz » en Kurdistan est le nom de la fête du printemps. A vrai dire et malgré toute l’amitié et l’affection que je lui porte, j’ai un peu de mal à associer notre Nevruz à nous à des réjouissances printanières, elle serait plutôt du genre austère.

Encore a-t-elle beaucoup changé au cours des nombreuses années qui nous séparent d’une première rencontre un peu agitée.
C’était l’époque où nous étions en recherche désespérée de gardiens. Cet été là nous étions treize à la maison avec une bande d’amis dont nous ne nous séparions chaque jour que tard dans la nuit.
A deux heures du matin, une fois musique et parties de tarot terminées, Mireille et moi terminions la soirée en débarrassant verres et bouteilles de raki, écoutions les bruits de la nuit à l’affut de la moindre anomalie dans les ronronnements des des diverses pompes de nos installations.
A six heures du matin nous étions levés pour préparer le petit déjeuner et vérifier qu’aucun dysfonctionnement n’avait affecté nos systèmes d’eau, de gaz ou d’électricité.

Nous étions ravis, et totalement épuisés. En l’absence de gardiens une femme de ménage devenait une absolue nécessité. Sevil, l’épouse de Teoman, nous suggéra de faire appel à une certaine Nevruz qui travaillait pour elle de temps en temps. C’était, paraît il, une vraie perle ménagère. Rendez vous fut donc pris pour une première journée, aux premières heures de la matinée.
La nuit précédente il y avait eu probablement un peu plus de bouteilles de raki à débarrasser et, à huit heures du matin, Mireille et moi dormions profondément quand Nevruz vint prendre son service.

Personnellement je ne fus conscient de son arrivée que lorsque Mireille me secoua, toute affolée, en essayant de me faire comprendre que notre femme de ménage nous avait quitté avant même d’avoir commencé à travailler. Je ne compris rien à ses explications, mais je compris qu’il y avait urgence à redresser la situation. Echevelé, ahuri, ensommeillé, je sautai dans mon short et couru à la poursuite de notre fée du logis. Dans ma hâte et ma confusion j’avais oublié d’enfiler mes chaussures et j’avais les pieds presqu’en sang sur le chemin de terre qui mène à notre maison quand je parvins à rejoindre celle qui devait nous sauver.

Malgré mon aspect probablement peu engageant Nevruz consentit à me parler et m’expliqua qu’elle ne comprenait pas pourquoi nous l’avions fait venir puisque mon épouse venait de lui annoncer que la maison était en état de propreté.
Mireille avait voulu la rassurer quant à l’ampleur de la tâche, mais son turc de l’époque ne lui autorisait pas encore toutes les nuances. Nevruz avait entendu que sa présence était superflue. Le quiproquo fut vite dissipé, nous tombâmes d’accord sur les tâches et le salaire attaché, et je pus me mettre au nettoyage de la piscine l’esprit à peu près apaisé.

Je me rappelai cette scène il y a quelques semaines sur notre bateau dans une crique de Kekova. Ma sœur Marie Laure et Christian son compagnon passaient quelques jours à la maison. Nous n’avions pas de clients, il faisait beau, nous avions décidé de faire « keyif » à Simena : bateau, baignades, poisson grillé et raki chez Sami. Du grand classique. Nous étions en pleines fêtes du Ramadan et Nevruz était seule, séparée de ses deux fils, nous l’avions donc invitée pour dissiper sa nostalgie.
Lors de notre première rencontre elle était toute timide et impressionnée, engoncée dans de longs vêtements sombres, la tête et le cou enveloppés d’un long fichu.
Et en cette fin de matinée à Kekova, après s’être baignée, elle s’était allongée seule sur le pont avant, en maillot –une pièce toutefois – et se concentrait à se faire bronzer sans aucun complexe quant à sa – relative – nudité. Mireille et moi avons échangé un regard étonné. Décidément Nevruz avait vraiment changé.

Peu après notre première rencontre elle avait postulé, avec son mari, Ahmet, au poste de gardien. Nous nous empressâmes d’accepter cette candidature spontanée. Le contrat était simple : ils habitaient gratuitement dans la petite maison, nous fournissions eau et électricité et un petit salaire pour cette contrainte d’habitation. En contrepartie elle nous ferait un ménage avant notre arrivée, un autre après notre départ, aérerait la maison et maintiendrait un minimum de civilisation dans le jardin.
Tout autre travail serait en option et facturé de gré à gré après négociation. C’était simple, nous ne venions que trois ou quatre fois par an, tout le monde était content.

Nos premières années de collaboration furent donc très faciles. Ahmet le mari partit dans les circonstances que j’ai déjà exposées, mais personne ne s’aperçut du vide éventuel qu’il aurait ainsi créé. Les options cependant devenaient de plus en plus nombreuses et je proposai à Nevruz de les forfaitiser à l’année. Elle travaillerait dorénavant pour nous exclusivement, à plein temps, avec, bien sûr, un salaire plus conséquent.

Nous nous étions bien compris sur « exclusivement ». Nous étions également tombés d’accord sur ce que signifiait « salaire plus conséquent ». Mais, fossé culturel couplé à une barrière linguistique, je pense que je n’avais pas réussi à être assez explicite sur le concept « à plein temps ».

Il nous a fallu quelques années pour, progressivement, arriver à un consensus sur la notion de temps plein. Encore aujourd’hui certains contours du concept doivent être l’objet de clarifications, matinales notamment.

Il nous a fallu aussi aboutir à un concept commun de ce qui devait être fait ou pas. Les fleurs des bougainvilliers notamment furent longtemps un sujet d’incompréhension. Nevruz constatait qu’il en tombait chaque jour – sauf grand vent – un nombre à peu près équivalent à celui du jour précédent. Elle estimait donc qu’un ramassage hebdomadaire relevait d’une productivité raisonnée.
Nous estimions Mireille et moi qu’au minimum le ramassage devait être quotidien.
Quotidien donc il fut. Mais au prix d’un rappel quotidien également. Nous ne voulions pas tomber dans le harcèlement et ce rappel quotidien était vraiment épuisant, pour la « rappelée » comme pour le « rappelant ».

Ce problème est aujourd’hui réglé. Il faut dire que l’ouverture de l’hôtel nous a beaucoup aidé. La première année, quand il y avait des clients, le ramassage des feuilles et fleurs devenait biquotidien spontanément, en l’absence de clientèle il redevenait « au rappel ». La deuxième année, clients ou pas, nous avons bénéficié- en général- de deux ramassages par journée, et parfois trois quand le vent avait soufflé.

Le jardin aussi fut une source d’incompréhension. Me voyant sans cesse binant et sarclant dès les premiers jours du printemps Nevruz venait m’expliquer que ce que je faisais n’était d’aucune utilité. Le combat contre les mauvaises herbes était selon-t-elle une cause désespérée.
« Dans 15 jours elles auront repoussé »

Prise de pitié devant mon obstination elle s’agenouillait parfois à coté de moi pour contribuer, en soupirant, à cette aberration. Sa pitié ne durait jamais très longtemps et elle se rappelait assez vite avoir d’autres travaux plus urgents.
Ce n’est plus une source d’incompréhension. Elle a compris que j’avais une lubie et elle n’a plus pitié, et ne vient plus m’assister. Cependant quand je rentre de Paris au mois de février, toutes mes plates bandes sont parfaitement sarclées. C’est sans doute un cadeau de bienvenue, le reste de l’année c’est à moi de sarcler.

Je ne veux pas dire par tout cela que Nevruz est paresseuse. Bien au contraire le travail ne la rebute pas. C’est une simple divergence d epoints de vue sur les priorités et sur les moments où il faut travailler.
Nevruz est une adepte des grands travaux : passer trois jours complets à tout laver, tout dépoussiérer, secouer les tapis, balayer les plafonds, et finir épuisée, elle comprend – il ne faudrait pas bien sûr que les trois jours reviennent trop souvent- Une heure d’aspirateur tous les jours pour un entretien courant ne rentre pas spontanément dans son mode de fonctionnement. Une journée entière dans l’orangeraie pour répandre l’engrais, c’est un travail qui lui plait. Une demi-heure tous les jours pour couper les roses fanées n’est pas dans son schéma de pensée.

Ceci dit, bon an mal an, tout se passe bien, la maison est propre, les clients sont contents, le jardin se porte bien. Elle a admis nos lubies de maniaques pointilleux, nous admettons qu’il peut exister différentes façons de travailler, et tout se passe pour le mieux.

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