L'orangeraie de Mustafa

Nous étions à l'été 2004 donc, et à notre grande inquiétude une certaine fièvre immobilière s’était emparée de Finike.

Notre maison est au bout d’un petit chemin de terre, au milieu des orangers, bordée par une rivière, avec pour seuls voisins les paysans du coin. Nous avions longtemps caressé l’idée de pérenniser notre tranquillité en achetant au fil du temps les orangeraies nous entourant. Mais pour des raisons mystérieuses depuis trois ans le prix du m² d’orangers avait tendance à s’envoler.
Nous avions donc renoncé à nos extensions foncières tout en considérant cependant être titulaires auprès de nos voisins d’une sorte de droit de préemption moral, légitimé par notre antériorité locale.

Mais le contexte avait évolué : en deux ans trois couples de français s'étaient installés à Finike, ce qui, à l’échelle de la ville, pouvait être considéré comme une invasion. En tout cas c’est ainsi que nous le considérions.
Patrick, l’un de ces « néo-installés » nous annonça le lundi de notre arrivée que, lassé du centre ville, il avait lancé une prospection pour acquérir une orangeraie dans les environs afin de lancer avec deux ou trois compatriotes une petite opération de promotion. Un des terrains visés se situait, quelle chance, tout près de chez nous, séparé du notre par une seule autre orangeraie

Quelle opportunité, dit-il, de pouvoir ainsi entre compatriotes se retrouver. Nous conservâmes une apparence de sang froid mais cette perspective nous plongea dans l’effroi.
Ce n’est pas que nous n’appréciions pas Patrick et sa compagne Catherine, au contraire, mais tout de même…Le chemin se termine chez nous. L’orangeraie-cible n’a pour seul accès que la cour devant la maison : voir passer un tracteur de temps à autre pour les besoins de l’exploitation, soit ! C’est même un plaisir et une occasion de faire quelques civilités de bon voisinage, mais un lotissement ! Même limité à trois maisons !

La soirée du lundi se passa donc en horribles spéculations : nous serions envahis, des voitures sans arrêt, des chiens sans doute, des enfants peut-être.

« Voisin as-tu du feu ? »
« Je viens vous dire un petit bonjour en passant »
« Votre musique était vraiment forte hier soir »

Notre havre de paix était en train de sombrer.

Le mardi après midi je vaquais à mes occupations quand je m’entendis héler « jiarr ». Mes amis et voisins turcs ont toujours eu du mal à prononcer mon prénom, je m’appelle « Gérard », et ont très vite considéré que je m’appelais comme le héros de « Dallas ».
C’était Mustafa, le propriétaire du terrain qui nous causait tant de tracas, passant avec son tracteur pour travailler son champ. Nous discutâmes de la chaleur, des prochains travaux de dragage de la rivière et des banalités locales pour finalement en arriver à sa préoccupation du moment : il vendait toutes ses terres à Finike.
Je restai de marbre, mais nos pires craintes étaient ainsi confirmées. Je le laissai venir.

« Pourquoi veux-tu vendre ? »
« Ah bon, tu quittes Finike »
« Et oui, l’orange n’est plus ce qu’elle était, la famille achète des terres à Izmir pour se reconvertir dans la mandarine »

Je n’ai pas bien compris la logique profonde d’une reconversion de l’orange vers la mandarine, mais visiblement Mustafa la connaissait, je n’insistai pas.

J’ouvre ici une parenthèse sur Mustafa : costaud, rablé, le sourcil noir et épais, le T-shirt troué et le pantalon déchiré, vous auriez envie de lui donner trois livres pour qu’il puisse manger. Mais il achetait des hectares à Izmir, ses sandales étaient de bonne facture et de cuir, sa clio était neuve et gris métallisé. Il était sans doute beaucoup plus riche que vous et moi, que moi en tout cas, et il le savait. Mais il ne le montrait pas. Mais il ne savait pas que moi aussi je le savais.

Nous prîmes donc le verre d’eau de l’hospitalité, Mireille se joignit à nous le temps d’une civilité, et il arriva enfin au cœur du sujet : comme moi il considèrait que nous disposions de ce droit moral de préemption et s’offrait donc à nous faire profiter de l’occasion.

Je le remerciai avec gratitude mais….

« Les prix ont beaucoup monté….il y a deux ans, oui, certainement…. maintenant… encore que je ne sache à quel prix tu vends…ce doit être au-delà de mes possibilités…j’aurais beaucoup aimé…mais je suis désolé… »

« Le prix n’est pas cher, mais d’abord visitons le terrain, tu verras c’est un beau terrain, les arbres sont de qualité »

Et nous voilà partis visiter ce terrain, que, de toute façon, l’un et l’autre nous connaissions déjà très bien. Une bonne demie heure fut bien sûr nécessaire pour que je puissse m’imprégner de toutes ses qualités et apprécier à sa juste faveur le prix d’ami qui m’était enfin proposé.

« 35 milliards le dönüm, le terrain fait 4200 m², mais je ne te compte que quatre dönüm) »

(Un dönüm fait mille m²)

« C’est bien ce que je craignais, ton terrain est beau, mais c’est trop d’argent pour moi, je crois que je ne pourrai pas… »

Hors de question bien sûr de conclure ou de ne pas conclure, la discussion n’avait pas encore commencé, le principal était qu’elle soit lancée. Mustafa me demanda de réfléchir, je lui répondis que je voulais bien y consentir. Pouvait-il de son côté lui aussi y re-penser ?

Il en convint et je l’invitai à dîner le lendemain sur notre bateau restaurant afin d’échanger convivialement les fruits de nos réflexions.
Nous nous quittames donc, chacun persuadé et content d’avoir fait un grand pas en avant.

Je rendis compte à Mireille de nos discussions et la soirée se prolongea tard à l’élaboration d’une stratégie de négociation.

« Nous devons tenir le bon bout, il est mûr et pressé de vendre…il baissera forcément… »
« et puis c’est une occasion, nous bloquons la situation…nous enclavons l’autre orangeraie, l’autre voisin ne peut plus rien faire sans nous…. »

Avec les heures les arguments s’accumulaient, et, au bout de la nuit, et de quelques rakis, notre décision était prise : nous tenions vraiment le bon bout, ce terrain nous allions l’acheter, après tout ce n’était qu’une vulgaire question de sous.

Mercredi soir nous dînions donc, Mireille et moi, sur le pont d’étage de notre bateau restaurant, menu classique comme à l’accoutumée : un raki double, un raki simple, quelques mezzes, un peu de vin et du poisson grillé.
Au milieu du repas, Arslan, notre garçon attitré (c’était d’ailleurs le seul garçon du restaurant), vint nous annoncer que nous attendait en bas un certain Mustafa. Je le fis monter et lui commandai son bar grillé.

Nous sentions notre équipage un peu perturbé : ils savaient tout de nous, ils connaissaient tous nos faits et gestes, ils savaient qui nous connaissions et qui nous ne connaissions pas. Mais ils ne connaissaient pas ce Mustafa là. L’ordre normal des choses était perturbé et je devinais en bas dans la cuisine les conciliabules intrigués.

« Qui est ce Mustafa ? Que vient-il faire là ? »
« Pourquoi Jiarr l’a-t-il invité ? »

Et ce soir là le service fut encore plus que d’habitude attentif et rapproché.

Mais avec Mustafa ces interrogations ne durent pas. Il a la voix qui porte, et il est habitué à la faire porter, et la négociation qui commençait n’était pas faite pour l’atténuer. Bref, non seulement l’équipage, mais aussi toutes les tables de la salle eurent très vite compris les enjeux de la discussion et pu suivre pas à pas son évolution.

Celle-ci suivit une procédure habituelle en de telles circonstances :

« Comment va ta famille ? Tu as des enfants ?.... »
« Ton poisson est il bon ?.... »
« Veux tu boire quelque chose ?..... »
« Une bière exceptionnellement. Je ne bois jamais car mon papa est « hadji » ; mais une fois par mois une bière cela me va….ce soir est spécial, alors je prends ma deuxième bière du mois »


Je n’osai pas lui faire remarquer que nous étions seulement le 4, peut-être prenait-il toujours sa bière en début de mois ?


Banalités entrecoupées de :

« J’ai bien réfléchi, mais 35 milliards le dönüm, c’est beaucoup trop cher… Je sais que Turgut, l’électricien, vient d’acheter deux dönüm pour 50 milliards seulement, 35 le dönüm, « olmaz », cela ne va pas….. »

« Je connais le vendeur de Turgut, ce n’est pas deux dönüm qu’il a achetés mais un dönüm et demi seulement… crois moi, 35 milliards c’est le prix »

Le petit vent du soir commenait à souffler et à apporter une fraîcheur bienvenue pendant qu’Arslan nous déroulait le menu.

Silence. Les fruits arrivent.

« Combien proposes tu ? »
…/…
«20 milliards le dönüm ? tu n’y penses pas, c’est beaucoup trop bas… »
…/…
« Tu sais ton terrain n’a pas de route qui y mène, moi bien sûr cela ne me dérange pas puisqu’il faut passer chez moi, mais pour quelqu’un d’autre ce sera un problème… »

« Je sais, mais le prix normal serait 40 milliards, 35 c’est pour celà… »

Je fatiguai un peu, Mireille aussi, et Mustafa commençait à s’échauffer. Nous n’aboutirions pas, pensai je, il semblait hermétique à toute idée de solder son terrain.

Mais Mustafa était jeune, moins de trente ans sans doute; un peu auparavant il m’avait parlé de son papa qui aurait cinquante cinq ans alors que j’en avais cinquante trois. Le propriétaire ne pouvait être que son père. Mustafa me le confirma et convint qu’il fallait respecter la hiérarchie des générations. Accord ou pas d’accord, c’étaient aux vieux d’en prendre la décision.

Nouvelle réunion en présence du papa fut donc programmée pour le lendemain après midi à la maison. Chacun convint qu’entre temps il ferait avancer sa réflexion.
Ce n’était pas perdu, ce n’était pas gagné. C’était la seule conclusion de la soirée.

Le lendemain après midi arriva donc le papa. Je vous épargne la discussion. Nous conclumes. 25 milliards le dönüm, plus deux années de récolte à leur disposition.

En nous serrant la main j’avertîs cependant le papa que mon argent était en France et qu’en faisant vite, il me faudrait au moins cinq jours pour le payer.

« Ce n’est pas grave, « söz verdik », nous avons donné notre parole, j’ai confiance en toi. »

Restait à organiser le transfert de propriété. En Turquie c’est une opération des plus simples où vendeur et acheteur se rendent conjointement au bureau des propriétés ; le vendeur signe un formulaire d’une page, et, après bien sûr quelques tampons et quelques sous pour les impôts, le nouveau propriétaire est répertorié.

Ce que fit le papa le lendemain même, me transférant son terrain avant d’avoir été payé, et sans aucune reconnaissance de dette pour le prouver.

Ce ne fut pas si simple en fait mais j’y reviendrai.

La semaine suivante ce terrain je l’ai bien sûr payé. J’avais prévenu le papa que l’argent arriverait peut être le vendredi ou, sinon, le lundi, et que je le tiendrai informé. Le vendredi l’argent était là, à la Iş bankasi de Finike. Mais j’avais des tas de choses à faire, j'étais fatigué. J’annonçai donc la bonne nouvelle à Mustafa et lui donnai rendez vous à la banque pour le lundi au prétexte que l’argent était bloqué pour une journée.

Le papa devait quand même être inquiet. Il arriva à la maison à trois heures de l’après midi, pour me dire que j'avais mal compris, il avait téléphoné à la banque, l’argent pouvait lui être débloqué aujourd’hui. Un peu confus je ne pu faire autrement que de l’accompagner.
Par bonheur la banque me sauva la face. Il lui fallait un jour de valeur pour le change ; seul un transfert interne en euros pouvait être effectué.
Qu’à cela ne tienne, la banque fut immédiatement titulaire d’un nouveau client et le papa d’un compte en euros.

Et le lundi qui suivit l’euro grimpa de 6% !

En fait nous n'étions pas encore tout à fait les propriétaires, mais seulement les propriétaires « moraux ». Au cadastre les choses s’étaient un peu compliquées.

Je me souvenais que, lors de notre premier investissement foncier, dix ans auparavant, il nous avait fallu obtenir, en tant qu’étranger, une autorisation spéciale du ministère des armées. Finike est sans doute une zone stratégique.
Je m’en était ouvert au papa de Mustafa qui balaya le problème d’un « en Turquie les choses ont beaucoup changé ».
C’est vrai, en dix ans beaucoup de choses ont changé, mais nous découvrîmes au cadastre que pour l’achat d’un terrain à Finike il fallait toujours l’autorisation de l’armée.
C’est une pure formalité, mais elle existe et elle dure deux mois.

Panique du papa.

Heureusement je connaissais la procédure accélérée : avoir un ami turc de grande confiance, faire le transfert de propriété à son nom, demander l’autorisation de l’armée pour le deuxième transfert à son propre nom, et attendre deux mois en confiance, en priant pour la bonne santé de son ami et la pérennité de son amitié.

Nous étions vendredi, 15 heures, le cadastre fermait à 16 heures et le papa voulait absolument boucler le jour même cette affaire là.

Ce fut donc mon ami Mehmet Soydas qui devint propriétaire de notre nouvelle orangeraie. Cela faisait dix ans que nous étions amis, il n’y avait pas de raison objective pour que nous ne le restions pas pendant encore deux mois !


Nous le sommes toujours.

Une semaine s’était écoulée, je dînai justement avec Mehmet Soydaş sur le bateau restaurant. Mireille était rentrée en France, et nous déroulions une calme soirée de célibataires, moi au vin et au poisson, Mehmet à la bière et à la bière.
Mehmet a ceci de particulier, c’est qu’il donne l’impression de ne jamais manger. Depuis que je le connais je ne l’ai vu à table que les seules fois où nous l’avons invité. Je suppose qu’il ne boit pas en mangeant car je ne l’ai jamais vu manger en buvant.

Mehmet à d’ailleurs un mode de vie particulier. En résumé il se lève vers midi, il apparaît au port sur son bateau où il tient salon jusque vers 17 heures avec quelques pêcheurs du coin, part à la pêche jusqu’à 21 heures, s’occupe à diverses choses, tester la bière notamment jusqu’à 23 heures et rentre chez lui pour zapper la télé jusque tard dans la nuit, ce qui lui permet de raconter aux pêcheurs les nouvelles internationales lors de son salon d’après midi.

Bref, je dînai en sa compagnie quand mon téléphone sonna. C’était Mustafa tout excité ; je ne compris pas grand-chose sinon qu’il voulait me voir et qu’il arrivait. Il arriva effectivement deux minutes plus tard mais refusa de monter et me fit dire par Arslan qu’il voulait me parler en privé.
Perplexe et un peu inquiet, je descendis me demandant quel si grave problème avait pu surgir ; ce ne pouvait être qu’à propos du terrain, cétait avec Mustafa mon seul lien.

Je n’en mènais donc pas large lorsque je montai dans sa voiture et lorsqu’il commença à me débiter un discours dont je ne saisis que des bribes : il me parlait de pierres, de photos ; mais il n’y avait pas de pierres dans le terrain, ou alors vraiment de très petits cailloux, et pourquoi les prendre en photos ?

Je me calmai, je le calmai, et sortis ma phrase magique en de telles circonstances « lütfen yavaş yavaş konuş », « s’il te plait parle lentement ».
Et, ébahi, je finis par saisir l’objet de son excitation ; il était allé se balader dans la montagne près de Lymira et avait découvert des tas de pierres gravées d’écritures antiques. Il voulait mon avis sur ces inscriptions qui, à son avis pouvaient mener à un trésor. Bien sûr comme je parle français, anglais et un peu le turc, Mustafa supposait que je pouvais aussi déchiffrer toute langue antique.
Pour ne pas le décevoir je lui assurai qu’il ne pouvait s’agir que de grec ancien ou de lycien, mais partant le lendemain, je ne pouvais l’accompagner pour le vérifier.

Nous convinmes qu’à mon retour en octobre nous irions sur place prendre des photos et faire traduire secrètement ces inscriptions. Il me jura que s’il y avait de l’or à la clé j’en aurai une moitié ! Et me fit jurer de ne parler à personne de sa découverte.

Je jurai bien volontiers et remontai au bateau où Mehmet Soydaş impatient attendait le résultat de notre conciliabule.
Mehmet est vraiment un très bon ami mais je ne pouvais tout de même trahir dès le premier soir le grand secret de Mustafa. Je lui racontai donc que lui et son père étient très inquiets, se demandant si, au cas où Mehmet resterait propriétaire apparent quelque temps, il respecterait ma promesse verbale de leur laisser les deux années de récolte de l’orangeraie.

Mehmet ne fut pas vraiment étonné.

« Ah ces paysans, aucun style, comme ils peuvent être méfiants… »
« D’ailleurs je me doutais bien que c’était de cela qu’il voulait te parler »

Il faut dire que Mehmet se doute toujours de tout et est toujours au courant de tout, et, si vous tentez de lui apprendre une nouvelle c’est que lui n’a pas encore eu le temps de vous l’annoncer.

Ceci dit j'étais très intrigué et avais vraiment hâte de découvrir en octobre ces stèles gravées.


Je n'ai plus revu Mustafa. Je n'ai pas touché ma part du trésor.

Aucun commentaire: