A la poursuite du "Keyif"

L’année 2006 fut une année étrange, pas seulement mai, ou août, ou octobre, mais toute l’année. Rien, il ne s’est rien passé. Au début cela nous a un peu inquiété mais nous nous y sommes résignés. C’est peut être çà la vie après tout. Nous avions donc placé nos séjours Finikéens sous le signe du « Keyif » maximum.


Keyif est un mot particulier, je ne lui connais pas d’équivalent français avec toutes les nuances sous jacentes. Mon dictionnaire dit « Plaisir », « Bien être », « Bonheur », « Aise. ». C’est un mélange de tout cela avec une nuance de « se sentir bien en ayant conscience de se bien sentir », de perte de notion du temps, d’oubli momentané de tous les soucis. S’y ajoutent la plupart du temps une odeur de raki et une bonne compagnie.

Le « keyif » fait vraiment partie de l’âme turque, c’est une institution. On ne fait pas « keyif » dans un endroit luxueux ni bruyant, il faut un environnement simple et tranquille, si possible en pleine nature, mieux encore, au bord de l’eau avec une nappe à carreau.

Avant même de connaître ce mot j’avais intuitivement décelé cette ambiance lors de mes premiers voyages turcs. J’y ai, je crois, de fortes prédispositions et je pense qu’elle n’est pas pour rien dans notre décision de choisir la Turquie comme ultime implantation.

Je me souviens notamment d’une après-midi entière au bord du fleuve Kizilirmak à Avanos, en Cappadoce.
C’était en octobre 1991 et je travaillais à l’époque comme un forcené. Un après midi j’eus la surprise d’entendre au téléphone la voix désespérée de Teoman :

« Gérard, je m’ennuie. Je suis sous directeur à l’hôtel Kaya d’Uçhisar, c’est la crise, il n’y a personne. Venez me voir ».
« Mais enfin Teo, c’est impossible, je croule sous le boulot… »

Le soir je narrai ma conversation à Mireille, qui elle aussi ployait sous le travail. Nous convînmes que ce n’était absolument pas raisonnable.

Le lendemain j’achetais nos billets pour un long week-end en Cappadoce.

Nous y étions donc, il faisait beau, nous étions les seuls invités de l’hôtel, la directrice, Fussum, était arrivée le matin en retour d’un break à Istanbul ; Fussum et Teo se partageaient le travail, c'est-à-dire qu’ils s’occupaient l’un l’autre et essayaient d’occuper leur personnel.

Nous fûmes invités à partager leur emploi du temps et Teoman proposa un déjeuner au bord du fleuve à Avanos. Les années précédentes ses affaires avaient prospéré et avec un ami, Selçuk, guide lui aussi, ils avaient ensemble investi dans la construction d’une goélette sur la mer noire et d’un bar en bord de rivière à Avanos. La crise pétrolière était arrivée, le tourisme s’était effondré, Teoman et Selçuk étaient ruinés, le bar fermé et la goélette à demi terminée.

Mais le ciel était bleu, le temps délicieux, et nous étions quatre dans le jardin du bar spécialement ouvert pour nous, au milieu des herbes folles, au bord du fleuve. La gardienne nous avait préparé des « mantı » au beurre noir. Le stock de vin blanc était largement suffisant. Nous y avons passé tout l’après midi.

Manger des «manti » et boire du vin blanc au bord du Kizilirmak, le fleuve Halys de l’antiquité qui vit Crésus et les Perses s’affronter….Nous parlions de la vie, de l’amitié…..

Mais en Cappadoce nous ne fîmes pas que keyif, nous fîmes la fête aussi. Teoman nous amena un soir dans un bar-boite d’Ürgüp qui, apparemment ne connaissait pas la crise, lui. La soirée se passa en rocks endiablés alternés de tournées de rakis ; une superbe danseuse orientale – une vraie, une bonne, une artiste - maintenait la pression et le niveau des consommations. Elle était vraiment belle, grande, fine, svelte, un visage noble aux traits iraniens, de grands yeux noirs et de longs cheveux noirs aussi lui descendant jusqu’au niveau des reins. Au milieu de la nuit, son spectacle fini, elle vînt nous rejoindre à notre table. Ce n’était pas Mireille et moi bien sûr qu’elle rejoignait, mais son ami Teo qui nous présenta donc son amie « Canim ». Et la soirée se poursuivit.

Elle se poursuivit jusqu’au petit matin et se termina comme il se doit par une soupe aux tripes, équivalent turc de notre soupe à l’oignon. C’est, paraît-il, un remède extraordinaire contre les divers maux suscités par une nuit trop arrosée. Je pense que c’est une réputation imméritée lancée par les marchands de soupe aux tripes qui savent bien que leur breuvage ne peut être avalé que dans l’état second qui suit une soirée de libations.

Canim était adorable, drôle, souriante et visiblement amoureuse folle de notre ami Teoman. Il nous laissa entendre qu’il ne tenait qu’à lui de l’épouser. Si seulement il l’avait fait…(j’y reviendrai).
Nous revîmes Canim deux ou trois fois à l’hôtel Kaya, accompagnée de sa jeune nièce ( ?) à qui elle enseignait les rudiments du métier.
La nièce avait sûrement de l’avenir, elle était en tout cas aussi belle que sa tata.

Notre séjour touchait à sa fin, une dernière fête se conclût par une dernière soupe aux tripes (je n’en n’ai plus jamais mangé depuis) et au matin nous prîmes le bus pour dormir jusqu’à Ankara.
A l’aéroport nous redevînmes sérieux et Teoman nous fît part de ses projets d’avenir. Le Club Méditerranée se proposait de l’engager comme salarié, il n’avait pas le choix, cela ne lui plaisait vraiment pas, mais la crise était là. Selçuk et lui s’étaient partagé leurs investissements communs, le bar d’Avanos à Selçuk, et la demi goélette pour Teo. Il lui restait à la vendre pour rentrer un peu dans ses fonds.

Nous venions, nous, de vendre notre masure dans le Morvan et avions donc un peu d’argent. C’est ainsi qu’à l’aéroport d’Ankara nous devînmes co-associés dans la construction sur la mer noire d’une goélette en acier. Dire que ce fut un investissement serait une manière de parler.

En général Mireille et moi sommes un peu illuminés quand il s’agit de dépenser de l’argent. Mais dans ce cas précis nous avions les idées claires, et étions certains de l’absence de futur retour sur investissement. Pour une fois l’avenir fut conforme à nos anticipations.
Mais notre acquisition nous fît beaucoup rêver, c’était quand même un bateau de 23 mètres, à deux mâts et huit cabines. Et, en terme de keyif, il fut d’une extrême rentabilité lors des croisières bisannuelles avec les amis que nous entraînions dans les criques de la côte lycienne.

Avec le temps, de la volonté et de l’entraînement, je crois que je suis devenu un expert en keyif. En tout cas je consacre une bonne partie de mon temps à développer ce talent.

Il y eut quand même quelques keyifs manqués bien sûr. Je me souviens notamment de notre ballade dans l’est de la Turquie, vers le Kurdistan. Le voyage était très agréable, il faisait beau, les paysages étaient superbes, les gens très accueillants, et j’avais de plus remarqué qu’un léger détour pouvait nous amener sur l’Euphrate vers l’heure du déjeuner. Je ne sais pourquoi, mais les noms des fleuves Tigre et Euphrate m’ont toujours fait rêver depuis mes premiers cours d’histoire au lycée. J’avais donc planifié un grand moment de keyif dans un restaurant, que je me faisais fort de trouver, nappes à carreaux et patron sympathique, au bord des eaux tumultueuses de cet Euphrate mythique.

Cela se termina par un toast au fromage et un thé dans un café miteux, coincé entre le parking poids lourds d’une carrière poussiéreuse et une rivière aux eaux rares et boueuses. Le lendemain nous traversâmes un ruisseau qui, selon ma carte, ne pouvait être que le Tigre rugissant de l’antiquité.

Une franche réussite en revanche fût le « tandir kebap » dans les coquelicots. C’était en 2000 je crois, et j’étais sans travail depuis quelques mois. J’étais parti en avance pour Finike et avais loué un minibus pour accueillir à Izmir Mireille, sa sœur et quelques amis. Nous revenions à Finike par le chemin des écoliers, Ephèse, Priène, Milet, le lac Bafa….La dernière journée de route je m’étais mis en tête de faire déguster à nos invités un « tandir kebap » ; c’est un plat traditionnel de mouton cuit dans un four creusé dans la terre, un vrai délice quand on a faim. C’est lourd, c’est gras, c’est bon.
Midi, une heure, deux heures, les kilomètres défilaient, toujours pas de « tandir kebap » à l’horizon. Je sentais dans la voiture comme une pression collective qui voulait me faire comprendre qu’une simple brochette avec un peu de pain serait une alternative acceptable à une mort de faim. Mais j’étais obnubilé par mon « tandir kebap » et restais indifférent à ces intimidations.
Le panneau tant espéré surgit enfin au bout d’une longue ligne droite d’une route poussiéreuse : « Tandir kebap var » - il y a du tandir ! – je me garai sans attendre, heureux de voir récompensée ma persévérance si décriée.
Mireille et les amis avaient un air moins heureux. Tandir kebap certes il y avait, mais le restaurant il faut bien le dire était une gargote en bordure de route nationale, face à une station essence assez délabrée.

Je sentais donc comme une réticence.

Mais, 300 mètres derrière le restaurant s’étendait un magnifique champ de coquelicots, au milieu du champ un petit bosquet ombrageait une charmante clairière. Un vrai décor champêtre de rêve.
Il n’y manquait qu’une table et quelques chaises.
Je le fis remarquer au patron du restaurant qui, sans tergiverser, organisa immédiatement notre déménagement. Lui aussi savait ce que « keyif » veut dire.

En 2006 donc nous nous concentrâmes au développement de nos aptitudes à faire « keyif ».
En cherchant bien cependant, se produisirent deux micro évènements.

A Paris j'avais mené à bien mon entreprise de totale délégation de mes fonctions, je m’attachais à ne pas troubler mes collaborateurs par un interventionnisme qui aurait pu les freiner dans leur épanouissement personnel. Je consacrais donc une partie de mon temps à concevoir et faire développer le site internet de notre future activité. Mes collaborateurs furent si efficaces que le site fut très vite achevé et je le lançai par anticipation pour tester les réactions.

Après tout si, par hasard, il survenait des réservations il serait facile de prétexter une sur-occupation.

L’effet fut inattendu. Nous étions en octobre, je traînais à Finike entre bateau- restaurant et marina quand je reçus un appel affolé de Mireille. Une journaliste était arrivée à la gare des bus de Finike et voulait nous visiter.
Pas de panique, j’allais me débrouiller.

Je partis donc la rejoindre au terminal des autobus et l’emmenai à la maison. En chemin je compris qu’elle représentait en fait le guide des hôtels de charme le plus connu en Turquie, que notre site lui avait plu, et qu’elle voulait examiner l’opportunité de nous recommander.

Je ne sais plus par quelles périphrases je lui fis comprendre, sans trop mentir, ou du moins en ne mentant que par omission, qu’il n’y avait que nous à la maison, car, après tout, nous étions en fin de saison.
Nous fîmes une visite complète de l’hôtel « en cours de fermeture hivernale », et je lui proposai de partager avec nous une modeste collation en m’excusant par avance d’une frugalité de fin de saison.
Il faisait un temps délicieux. Nous étions à l’ombre des pergolas au bord de la rivière, Mireille fut extraordinaire. La veille nous avions reçu quelques amis turcs, le repas avait été vraiment très réussi, la cuisine de Mireille nous avait tous éblouis.
Il en restait quelques reliefs qu’elle nous servit artistiquement présentés. Nous parlions de choses et d’autres, du tourisme, de la France et de la Turquie. Notre hôte, comblée, en plein « keyif », s’étonna d’une telle qualité gastronomique pour un hôtel en train de fermer.

« Mangez vous tous les jours comme cela ? »

« Nous sommes français, Madame, c’est une question d’éducation »

C’est ainsi que dans l’édition 2007 du guide nous fûmes classés comme « Un des meilleurs petits hôtels de Turquie » avant même de démarrer la première année. C’est cela le talent !

Mais cet hôtel il fallait bien l’ouvrir, et partant, avoir l’autorisation de le faire. J’avais donc une nouvelle fois présenté mes salutations au maire de Finike qui m’avait renouvelé son soutien entier. Mais trois jours après il me fit savoir par Chefik, son premier adjoint, qu’il s’était aperçu que, finalement, nous étions en terre agricole exclusive de toute autre activité. Mais il se faisait fort de faire voter pour nous une délibération dérogatoire à son conseil municipal. Cela ne serait pas facile, me faisait-il annoncer, mais que je garde confiance, il réussirait.

J’avais acquis une certaine expérience. Je compris qu’il me faudrait pour l’année suivante budgéter une nouvelle participation aux œuvres générales de la municipalité. Nous devions partir les jours suivants, Metin suivrait le dossier avec pour objectif qu’à mon retour en mars il serait bouclé.


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