Makso Limited

Commencé dans la fièvre immobilière août 2004 s’achèvait ainsi sur la perspective d’une découverte archéologique majeure, et notre amie kaşoise Hayriye qui dit qu’il ne se passe jamais rien à Finike !

Si l’opération « terrain » nous avait occupé une bonne partie du mois elle avait cependant eu ses temps morts. Fort heureusement nous avions un autre sujet de préoccupation, il nous fallait aussi acheter des actions.

J’étais depuis de nombreuses années associé à 49% d’une petite société turque du nom de Makso Limited. L’autre associé était notre ami Teoman. Nos affaires n’étaient pas importantes, on peut juste dire qu’elles existaient, il n’en demeure pas moins qu’elles étaient devenues compliquées. A vrai dire pas tellement les affaires que les relations entre les associés.

Nous avions donc convenu une séparation et le moment était venu de transférer à notre nom les 51% d’actions qui nous manquaient.
Il fallait pour se faire passer chez le notaire. J’avais déjà dans le passé fréquenté à de nombreuses reprises les études notariales turques et je m’étais donc muni de tous les papiers que j’imaginais pouvoir m’être demandés : fiche d’état civil, extrait d’acte de naissance, passeports, pour moi et pour Mireille, avec les tampons d’un interprète certifié, eux-mêmes certifiés par les tampons du consulat. Le jour venu j’étais administrativement paré et moralement préparé à passer ma demi-journée chez le « noter »

L’un des personnages clé de la vie civile turque est sans aucun doute le « noter ».
Gardien de l’écrit, héritier de l’administration ottomane, grand maître des tampons, il régit sans appel aux transactions de la vie sociale.

On ne prend pas rendez vous chez le « noter », on pousse la porte du « noter », pour découvrir alors que bien d’autres avant vous l’ont poussée.

On va chez le notaire comme on va au marché ; qui pour vendre sa mobylette, sa voiture, qui pour assurer une succession ou faire une procuration…On ne va pas seul chez le notaire, en général vous soutiennent deux ou trois amis, quelques membres de la famille, un conseiller, et je soupçonne quelques figurants désœuvrés de venir tranquillement y passer l’après midi pour prendre le thé.

Tout ce monde bruyant et fumant se presse derrière le comptoir du notaire ; chez un notaire, le plus important est le comptoir ; c’est lui qui représente la frontière entre le savoir et l’ignorance, c’est lui qui sépare le maître des lieux de la foule des administrés, derrière lui l’espace, vaste, de la compétence, où trônent les clercs, devant lui l’espace exigu des clients du notaire. C’est lui qu’il faut atteindre pour, comme au bar, s’y accouder et pouvoir enfin tendre son dossier.

Parfois au fond de l’étude une mezzanine surplombe la criée, c’est là que pense le notaire, c’est là qu’il signe, c’est là qu’il tamponne et qu’il prend le thé. Parfois un ou deux gros clients privilégiés l’y aident à penser.

Mon premier contact avec un notaire turc remonte à 1992 à Istanbul. Nous avions alors convenu avec Teoman de partager avec lui la goélette qu’il avait en construction et donc de lui racheter la moitié de sa société, Makso Ltd.

De ce premier contact je garde un souvenir flou qui, je ne sais pourquoi, me rappelle l’ambiance du Harry’s Bar à six heures du soir, encore que je ne sois jamais resté si longtemps au Harry’s Bar ! Cette étrange association est sans doute favorisée par la bouteille de Johnny Walker qui permit sur la fin à un obscur employé de fournir le dernier effort indispensable pour l’ultime tampon nécessaire à notre transaction ! Je n’imaginais pas encore que cette toute nouvelle association allait nécessiter des années de régularisations et des visites quasi annuelles chez un « noter » !

Ces années de pratique notariale m’ont permis de bien analyser les composantes structurelles de l’étrange atmosphère qui imprègne ces temples du tampon.

Le premier sentiment à l’entrée est un profond découragement : l’étude déborde, l’après midi va passer avant que l’on ne traite mon affaire !

Au deuxième thé prennent le dessus patience et résignation : la file avance, il n’y en a plus pour très longtemps.

La joie arrive au comptoir ; le clerc a pris mon dossier, tout va s’accélérer ! mais elle se dissipe un peu plus tard ; le dossier semble compliqué.
Vient ensuite l’inquiétude, qui sévit pendant la conférence chuchotée du notaire et de son clerc. Pourquoi ces conciliabules ? Pourquoi ces sourcils qui se froncent et ces têtes que l’on hoche ? que manque-t-il à mon dossier ? Et un début de rage surgit soudain quand l’encre fait défaut au sixième tampon.

Tous ces sentiments se lisent à des stades différents sur les visages des clients. L’habileté du notaire consiste à gérer harmonieusement leur chronologie d’apparition afin que la joie de l’un montre à l’autre que tout peut s’arranger et que l’inquiétude du suivant dissipe la rage au tampon récalcitrant.

Voilà pourquoi sans doute ce n’est pas un par un, l’un après l’autre, mais tous ensembles qu’un notaire traite ses dossiers. J’ai d’ailleurs remarqué ce même genre de pratique quand il y a la queue à la caisse chez les épiciers.
Ceci dit c’est en phase finale que surgit la dernière angoisse, il faut maintenant payer l’addition. Combien de feuilles ? Combien de tampons ? Combien de millions ?

Le notaire que j’ai préféré a certainement été la notaire de Finike. Jolie comme un cœur elle mettait dans l’exercice de ses fonctions toute la rigueur et toute l’autorité qui leur sied mais avec une touche de charme qui aidait à patienter.
C’est environ cinq ans après ma première expérience istanbuliote que j’eus l’occasion de la rencontrer. Entre temps notre entrée dans Makso Ltd avait été publiée et autorisée par les différents ministères concernés, mais il apparût qu’il manquait un petit je ne sais quoi – et je ne sais toujours pas quoi – qui faisait que j’étais bien associé, mais pas totalement régulièrement.

Bien décidés a clôturer définitivement cette affaire, Teoman et moi partîmes chez la notaire munis de tous nos papiers.
L’affaire se déroula rondement, nos papiers étaient en règles, les autorisations de bon aloi et nous atteignirent rapidement le stade final des vingt cinq paraphes, des dix signatures et des cinq tampons.

Il manquait un peu de piment à l’opération. Fort heureusement madame la notaire pris soudain conscience que j’étais un étranger. Pouvais je comprendre ce que j’allais signer ? A cet honorable interrogation déontologique la seule réponse était pour elle la présence d’un traducteur juré. Il y en avait bien un à Finike, mais un seul, et il s’appelait Teoman, avec qui j’étais en train de contracter. Nous étions dans une impasse éthique encore jamais rencontrée dans l’étude de Finike.

Je commençais par bonheur à cette époque à balbutier laborieusement quelques rudiments de la langue turque et prétendit donc maîtriser par moi-même l’ensemble des documents à signer. Encore fallait-il le démontrer. Perplexe et dubitative la notaire demanda alors le silence dans son étude et me tendit les quatre pages des statuts de notre société m’en priant d’en faire lecture à voix haute devant toute l’assemblée.

Dieu merci la langue turque est totalement phonétique et j’aurais pu lire la constitution avec les mêmes sentiments et convictions que je tentais de mettre dans l’exposé des statuts de notre association.

Au passage je crus d’ailleurs comprendre que nous étions habilités à faire ou utiliser des moteurs atomiques, ce qui faillit compromettre la sérénité de ma prestation. Lorsque dans un silence impressionnant j’eus terminé mon exhibition, je pus voir dans les yeux de la notaire, de son clerc et de l’assistance médusée, comme une lueur incrédule d’admiration éberluée. Bref nous pûmes signer.

Teoman m’a dit plus tard que chaque fois qu’il rencontrait la notaire elle lui reparlait avec admiration des éminents talents linguistiques de son associé. Et voilà comment on se fait une réputation !

Enfin cette histoire était terminée. Du moins le crûmes nous jusqu’au printemps suivant.

Le bateau avait hiverné tranquillement dans le port d’Antalya, les travaux d’entretien étaient terminés et la saison allait pouvoir commencer. C’était sans compter avec le formalisme d’un capitaine de port par trop zélé, ou mal embouché ou mal payé, qui fit valoir au moment du départ un article obscur d’une loi sur les investissements étrangers qui exigeait un turc majoritaire dans une société de transport maritime, ce que nous étions paraît-il.

Le bateau était donc dans l’irrégularité et se trouvait par conséquent bloqué. Dans l’urgence, deux bakchichs et un départ de nuit clandestin réglèrent la situation. Mais l’été suivant nous nous retrouvâmes chez notre chère notaire qui ne dût jamais comprendre pourquoi je venais céder 1% des actions que j’avais régularisées l’été précédent.

Puis au fil des années nos intérêts et ceux de Teoman avaient peu à peu divergé et nous avions convenus que Teoman garderait la goélette et nous la société et son actif résiduel, le bateau restaurant « Deniz Reis ». Depuis plus de trois ans la séparation était effective, mais il fallait la régulariser juridiquement.

En ce jour d’août 2004 nous nous rendîmes donc à nouveau chez le notaire de Finike. Mireille nous accompagnait, émue de devenir ma nouvelle associée.

Je dois reconnaître que les notaires ont changé. La mienne a quitté Finike. Le nouveau notaire a des lunettes, des moustaches et des cheveux gris ; son étude est bien plus ordonnée et munie de deux PC. Fier de sa respectabilité il a affiché au mur le montant des impôts qu’il a payés ! Future intégration européenne oblige, il est maintenant interdit de fumer!

Enfin il reste tout de même le comptoir, les tampons et les conciliabules au moment de signer.

Ce qui manqua de faire tout achopper cette fois fut la nouvelle associée. Elle s’était pourtant bien tirée de l’épreuve linguistique ayant répondu d’un « evet » (oui) péremptoire à la question de sa compréhension de ce qu’elle allait signer. Avec un tel aplomb d’ailleurs qu’elle fut dispensée du test de la lecture des statuts.

Le problème était la source de son financement !

Teoman lui cèdait ses actions gratuitement certes, mais, sur le papier il y avait un prix. Elle était donc supposée avoir apporté en Turquie au moins le montant théorique de son investissement. Pouvait elle justifier d’un tel transfert de fonds ?

« Non » - Silence général atterré.

J’avais par bonheur viré suffisamment d’argent depuis la France et pus donc montrer que nous couvrions plus que largement la transaction.

Soulagement …Objection…Elle, c’est elle, lui, c’est lui, et Mireille n’avait pas elle-même transféré d’argent.
Teoman eut une illumination et expliqua au notaire qu’il suffisait de considérer que Mireille finançait son acquisition avec de l’argent que je lui avais prêté.
Aussitôt compris aussitôt signé, et c’est ainsi que Mireille devint l’associée majoritaire de notre société.

Je ne sais si elle se rend compte que, non seulement elle a reconnu devant notaire me devoir de l’argent, mais qu’en tant qu’associée majoritaire c’est, en toute logique, à elle d’assurer maintenant la majorité des financements.

Tout ceci n’a pas vraiment d’enjeux financiers, la valeur de notre société ne dépasse pas probablement la valeur du papier qu’il a fallu pour la constituer, mais ce transfert marquait le début de la fin de notre longue histoire avec Teoman.

Elle avait commencé 26 ans plus tôt.

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