C'est Verdun dans le jardin


Octobre 2004. Nous voilà revenus. Il était minuit. Nous venions d’arriver. La lune était à demi cachée, mais je devinais que mon imagination n’était pas assez fertile pour me faire représenter l’efficacité d’une excavatrice déchaînée.

Il était tard, nous étions fatigués. Il valait mieux attendre le lendemain pour être totalement désespérés.

Six heures du matin. Je découvris ce que devait être l’aube à Verdun. Un mur de boue, deux mètres de haut sur deux mètres de large, bordait la rivière, mon mur avait disparu, ma terrasse de petit déjeuner aussi, au moins dix orangers avaient été éliminés.

Je compris alors ce que voulait dire le maire quand il parlait d’un travail fait avec beaucoup de soins. Le dragage avait dû ramener sur notre terrain les sédiments accumulés depuis la création de Finike !

Ils avaient même faillit remplir la piscine. La voir finalement intacte me remonta le moral. Cette piscine j’y tenais, elle et moi c’était une longue histoire.

Lorsque nous avions discuté budget avec Osman pour la construction de la maison j’avais tenté de reporter à plus tard la construction d’une piscine, encourant immédiatement les foudres de Mireille.

« Ce sera la piscine ou rien »avait-elle déclaré. Il était clair que pour Mireille la maison n’était qu’un accessoire à la piscine. Je ne comprenais pas vraiment cet entêtement pour un réservoir qui me paraissait doublonner de façon onéreuse une rivière à l’eau si transparente et si fraîche, si proche de la maison. A quelques kilomètres la méditerranée et ses criques me semblaient par ailleurs un substitut avantageux à ces quelques mètres cubes qui nous coutaient si cher.

Après coup, et après quelques mois d’août passés à Finike, je reconnais que j’avais tort. D’ailleurs, comme d’habitude, j’eus tort immédiatement, et nous passâmes donc à Osman l’ordre de service d’une piscine proportionnée à la taille de la maison. Mireille avait su trouver l’argument suprême en me faisant remarquer que seize pièces pour deux était probablement superflu, et, qu’en en abandonnant deux, la piscine devenait gratuite. Je n’avais plus qu’à m’incliner devant un souhait étayé par une telle implacable logique économique.

C’est avec raison cependant que je me méfiais de cette piscine. Outre l’aspect financier je devais pressentir quelque part dans cet ouvrage une source d’agacements qu’à l’époque je ne faisais qu’appréhender inconsciemment. Je ne tardai pas à les appréhender concrètement.
Jusqu’alors je n’avais jamais regardé une piscine comme autre chose qu’un grand trou, plus ou moins grand, plus ou moins profond, rempli d’une eau toujours translucide et structurellement bleue. C’est en tout cas comme cela que j’ai vécu les piscines jusqu’en juillet 1997.

C’est donc lors de notre installation que je découvris perplexe la véritable nature d’une piscine. Nous avions emménagé dans la maison depuis quelques jours quand Osman vint s’assurer que les propriétaires avaient bien pris conscience de la qualité de son œuvre. Je fis donc avec lui le tour du constructeur en tâchant de m’extasier à bon escient.
Il est vrai que le travail paraissait remarquablement bien fait. Mais je restai sans voix lorsqu’Osman me fit descendre dans une sorte de salle des machines. Car il y avait une salle des machines ! J’avais bien remarqué cette trappe un peu surélevée près de la piscine, mais selon mon principe préféré « ignorer pour plus de tranquillité », j’avais exclu l’existence de cette trappe du périmètre de ma curiosité. Osman me força à faire face à la réalité.

Sous la trappe je découvris une cave relativement spacieuse recelant un univers complexe fait de pompes, de tuyaux reliant diverses embouchures à diverses sorties, de manettes partout sur les tuyaux, et d’une énorme bonbonne bleue qui me fut présentée comme filtrante. C’est à ce moment que je compris qu’au-delà d’un réservoir une piscine était presque un organisme vivant, dont il faudrait s’occuper, et, en tout cas, une source certaine d’emmerdements. J’ai toujours eu un problème avec les machines et les tuyaux ; j’ai toujours eu également un problème avec l’anglais d’Osman ; je passai donc une heure horrible, transpirant dans cette grotte à essayer de comprendre le pourquoi, le comment et le quand.

Osman maniait les manettes avec la dextérité d’un expert mais j’avais toujours une manette de retard dans la traduction de ses explications.

« Have you understood ? »
me demanda-t-il pour conclure sa démonstration. C’est une phrase qui revient souvent quand Osman s’adresse à moi. Et à mon air hébété Osman comprit que je n’avais pas tout compris. Il me rassura sur le champ en me disant que Chahin, lui, avait tout compris et que je n’avais qu’à me fier à lui.

Cette remarque m’inquiéta plus qu’elle ne me rassura, et eu, en tout cas le don de me vexer profondément. Il faut dire que lorsqu’il me parle de tuyaux ou d’électricité Osman prend à chaque fois un air profondément las et désespéré qui me fait encore plus douter de mes faibles capacités.

J’avais tout de même compris deux choses : un, il y avait quelque chose à faire, deux, je ne savais pas le faire.

J’en eus la preuve la nuit même. Un gros orage avait troublé une partie de la nuit, je dormis mal.

Il faut dire qu’après la découverte des manettes et tuyaux, j’avais aussi appris que la piscine relevait d’une certaine alchimie qui expliquait la présence des bidons de produits divers que j’avais également jusque là soigneusement évités.
Qui plus est, il m’avait été révélé que l’étrange appareil entrevu sous l’escalier était un aspirateur sous marin à utiliser chaque matin.

On comprend donc pourquoi je dormis mal.
L’aube se levait tout de même; cinq heures, les coqs, les chiens, le muezzin, les bruits normaux du petit matin dissipaient mes diffuses inquiétudes nocturnes.
Quelque chose cependant dissonait dans cette harmonie. Un bruit étrange, régulier, sorte de gros glouglou étouffé, précipita mon lever et je découvris avec stupeur que l’eau de cette satanée piscine avait pris au moins dix centimètres de hauteur. Nous étions proches du débordement. J’en ignorais les conséquences éventuelles sur ma salle des machines mais la force des glougloutements ne laissait présager rien de rassurant.

Encore à demi-endormi je mis cet afflux d’eau sur le compte de l’orage de la nuit, au fond de moi pas très convaincu, mais après tout il avait beaucoup plu ; il fallait bien une explication, et celle-ci était rassurante, l’orage étant fini.

Dix centimètres d’eau cela peut paraître peu ; la piscine faisait soixante douze mètres carrés, elle les fait encore d’ailleurs, sur un mètre soixante dix de profondeur. Dix centimètres par soixante douze mètres cela fait tout de même 7,2 mètres cubes, ou, si l’on préfère 7200 litres d’eau. Et 7200 litres d’eau c’est beaucoup. Cela fait exactement 1440 seaux de cinq litres que Mireille et moi, à cinq heures du matin, en chemise de nuit et en slip, nous nous évertuions à extraire de cette foutue piscine.
A trente seconde le seau en moyenne, en intégrant les pauses cigarettes, nous étions partis pour 6 heures d’écopage! Pris par la tâche je n’avais pas fait ce calcul, mais je pressentais cependant qu’il devait y avoir un remède plus productif pour combattre ce débordement intempestif.

Ceci dit, ce remède je l’ignorais.

Donc nous écopions.

Je dois souligner en passant que ma sœur Marie Laure et Christian, son compagnon, réveillés par cette activité débridée, eurent, sur leur balcon dominant la piscine, un comportement désolant, même s’ils m’expliquèrent plus tard que, de ce point de vue, le spectacle était vraiment désopilant.

Le plus étrange, je m’en souviens, était l’inutilité apparente de nos efforts. Malgré une cadence d’écopage infernale le niveau ne baissait pas ! J’ai un esprit lent, mais rationnel ; je conclus donc qu’un niveau constant malgré des sorties effrénées devait nécessairement impliquer un flux d’entrée équivalent.
Il ne pleuvait plus, l’orage de la nuit ne pouvait plus être mis en cause, le débordement n’était donc pas d’origine naturelle. Mais d’où donc venait-il ?

Je crois avoir en ce tôt matin assez bien approché le sentiment d’angoisse et d’impuissance de l’homme primitif devant les phénomènes inexpliqués. C’est d’ailleurs une sensation qui m’étreint relativement souvent.

Ce fut Chahin qui nous sauva. Ce fut un bonheur que ce jour là il eut avancé son lever de quelques heures ; ce fut d’ailleurs je crois l’unique fois.
Je découvris alors que derrière la salle des machines se cachait un immense réservoir, notre réservoir d’eau alimentant la maison, alimenté lui-même par la rivière, et comportant un circuit de dérivation vers la piscine.

Osman a toujours nié avoir omis la veille de fermer la manette reliant piscine et réservoir, et laissa donc entendre à mots couverts que j’avais dû, après son départ, trafiquer dans le circuit d’eau.
Il est vrai qu’Osman ne fait jamais d’erreur.
Mais les gens qui connaissent ma nature profonde savent, eux, sans aucune ambigüité, que j’ai trop conscience de mes lacunes structurelles pour tenter, à l’inconnu, quoi que ce soit qui demande un minimum de technicité.

Quoi qu’il en soit, je découvris ce jour là l’existence du réservoir et le rôle néfaste de la manette numéro 7 lorsqu’elle reste ouverte. Cette manette est en haut, à droite de l’échelle quand on regarde celle-ci. Sa fonction est à jamais restée gravée au plus profond de ma mémoire.

Comme dit ma chère sœur, Marie Laure, la compétence des hommes vient de leur faculté à capitaliser sur leurs erreurs.

Ceci dit, il restait encore à maîtriser les fonctionnalités des six autres manettes. Aujourd’hui, dix ans plus tard, je suis totalement serein.
Tout n’a pas été facile, je n’ai pas été beaucoup aidé, mais d’erreurs en erreurs je sais maintenant d’où vient l’eau et où elle va. Le « back-wash » après l’aspirateur, le « deep hole » toujours fermé, sauf pour vidanger ! Je connais le calme glacé qui vous saisit quand les cent dix tonnes d’eau d’eau de la piscine cherchent à se déverser dans la salle des machines si par malheur vous ouvrez le « pre-filter » sans avoir fermé les « skimmers » !

Je maîtrise le contrôle PH et DPD, les dosages de chlore et autres produits « Ferodor ». Il me suffit maintenant de regarder la nuance bleu-vert de la piscine pour deviner s’il lui faut une dose supplémentaire de Ferodor 451 !

J’ai doctement tout expliqué celà à Ibrahim, le jeune fils de Nevruz, il s’en sort très bien. Je ne m’occupe plus de la piscine.

On comprend donc bien mon soulagement de voir ainsi ma piscine épargnée par l’excavatrice maudite.

C’était bien la seule chose dans le jardin qui avait été épargnée.
La journée ne fut pas été très enjouée, consacrée à l’inventaire des dégâts et le mur de boue s’apparentait par moment au mur des lamentations. Mais une bonne soirée au bateau restaurant, un bon poisson, un peu de raki et de vin blanc, nous remontèrent un moral vacillant, c’est vrai qu’il ne pouvait plus descendre plus bas.

Haut les cœurs ! Le lendemain nous lançerions le programme de reconstruction !
Le lendemain donc, conférence au sommet : Mireille, Nevruz, Ali et moi. Par où commencer ? Combien cela va-t-il coûter ?

Première décision : nous allions refaire un mur de pierres complet le long de la rivière, et il prendrait ses fondations dans la rivière elle-même ; le maire et la direction des eaux m’avaient en effet précisé que si nous avions eu un tel mur, qui favorise le courant, notre jardin aurait été épargné. En principe la dragueuse ne passerait plus avant vingt ans, mais, sait-on jamais…
Mon voisin Turgut, un autre Turgut, l’électricien, pas le chaud lapin, était justement en train de commencer un tel mur et me proposa de s’occuper du mien. me chiffrant le budget autour de 80 milliards.

Ali me proposa de prendre les choses en main et me garantît que si nous faisions le mur nous-mêmes il nous en coûterait deux fois moins. J’ai tendance à croire Ali ; son métier est de travailler le fer, mais à vrai dire il sait tout faire. Va donc, nous ferions le mur nous-mêmes. Quand je dis nous-mêmes je veux bien sûr dire qu’Ali s’occuperait lui-même de trouver maçons et autres artisans, ma participation se limitant à prendre la décision, et, bien sûr, à financer l’opération.

Ali se chargerait aussi de la terre et de la boue, nous en aurions besoin pour le jardin et pour les fondations.

Tant que nous y étions nous décidâmes de lancer les terrasses près de la rivière, de reconstruire les trois pergolas, de les agrémenter de petits jardins les séparant, de faire un chemin de pierres le long du mur, de faire un barbecue, d’intégrer l’éclairage dans le mur, de revoir en même temps tout l’éclairage du jardin, et, puisqu’il fallait refaire les pelouses, d’y installer un arrosage automatique et donc une station de pompage intégrée au mur.
Ali se déclara apte à piloter le tout.

Ouf ! Nous voilà passés à l’action ; enfin sur le papier, mais cela faisait du bien.

Ali était la pièce maitresse de notre plan de reconstruction. Nous l’avions connu il y a quelques années quand il est revenu du service militaire pour habiter chez ses parents (enfin chez nous). C’est une force de la nature, pas très grand, râblé, le sourcil noir et fourni, et un accent de Konya très prononcé qui conduit à des situations comiques où Ali me parle en Turc et où son jeune frère Ibrahim me fait la traduction en turc également. Ali n’a pas fait d’études mais il a bon sens de l’humour et une énorme intelligence pratique. Son métier c’est le fer, mais il lui suffit de regarder un autre artisan travailler pour comprendre très vite ce qu’il faut faire. Il m’a ainsi au fil des années dépanné toutes mes pompes, posé du carrelage, posé des tuiles, installé internet en wi-fi et le système téléphonique…

Il avait compris,lui, les manettes de la piscine sans qu’Osman ait eu à les lui expliquer. Bref tout mon opposé.

Un jour s’était à peine écoulé. Les camions se succèdaient, déversant dans le jardin des tombereaux d’énormes pierres. Une cinquantaine de pieux de quatre mètres de haut avaient été livrés.
Une excavatrice enfonçait ces énormes pieux dans la rivière, une autre y déversait de la terre, une troisième se chargeait des pierres ; quand je dis pierres je devrais dire rochers. La plus petite devait faire dans les trois cents kilos. Le ballet des camions et des trois excavatrices commençait au petit matin et se terminait tard dans la nuit.

Nous prenions l’apéritif du soir avec vue sur le mur de boue, éclairés par les phares des engins et au son des moteurs rugissant. Nous étions fascinés, c’était hallucinant.

C’était la fin de notre semaine de vacances. Nous aurions vu sept cents tonnes de pierres se déverser dans la rivière.

En revanche nous n’avions pas beaucoup vu Zeynep, la jeune épouse d’Ali. Je crois d’ailleurs que lui n’ont plus ne l’avait pas beaucoup vue. Elle faisait de rares apparitions dans le jardin, son foulard sur la tête, et se sauvait dès que nous apparaissions. Un peu timide sans doute. Nevruz nous dît qu’elle parlait peu et regardait beaucoup la télé.
Mais nous avions eu d’autres préoccupations que la jeune épousée.

Nous reviendrions en mars. Ali nous promit que tout serait terminé.

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