Il pleuvait sur Kayseri


Nous avions en effet rencontré Teo lors de notre deuxième séjour en Turquie en 1978.

L’été précédent nous avions quitté Istanbul pour la Cappadoce, plus riches d’un tapis et ignorants encore que c’était le début d’une longue série, et de voyages en Turquie, et de tapis.

Je me souviens vaguement du trajet de douze heures en bus entre Istanbul et la capitale, mais je me rappelle clairement cet homme adorable à Ankara à qui, égarés dans la ville en pleine nuit, nous avions demandé notre chemin.
Il nous indiqua la ligne de bus que nous devions emprunter, mais doutant sans doute de nos capacités, il prit son gamin par la main, monta dans le bus avec nous, insista pour payer les billets et nous accompagna ainsi pendant une heure jusqu’à la porte de notre hôtel.

Je garde en revanche un souvenir vivace de notre escale à Kayseri.

C’était la nuit, il pleuvait à Kayseri ; La lumière glauque des néons de l’ « otogar » se reflétait à peine dans la boue gluante du terrain vague qui servait de parking. Les voitures à bras chargées d’épi de maïs bouillis dégageaient une odeur sûre qui se mêlait harmonieusement à celle des échoppes de kebap grillés, à la chaleur moite de la terre et aux fumées des bus et taxis enchevêtrés.

Un ballet de voyageurs, de chats mystérieux et décharnés, de porteurs et de personnes non identifiées, évoluait dans la lumière des phares dans un désordre exacerbé.

Il était dix heures du soir, nos sacs à dos et nos pieds étaient trempés.

Nous connaissions pour la première fois le syndrome du voyageur désespéré.

« Que suis venu faire ici ? »
« Encore deux semaines à tenir avant de rentrer »
« Mais qui a eu cette idée ? »

Mélange de blues, de mauvaise humeur, de haine du compagnon de voyage, et plus généralement de toute l’humanité, ce syndrome se produit en général dans des lieux et à des moments bien déterminés, dont la typologie reste à élaborer mais dont l’ « otogar » de Kayseri, en juillet 1977, la nuit, sous la pluie, peut être considéré comme un archétype achevé.

Après coup je me suis demandé si tout Kayseri ne relevait pas de cette typologie.

Il est certain en tout cas que l’hôtel Pallas où nous mena notre taxi était relié à l’« otogar » par un lien d’ambiance d’une rare intensité.

Un quart de siècle plus tard les souvenirs se sont un peu estompés mais resteront toujours gravés dans ma mémoire la silhouette dans la pénombre d’un veilleur de nuit à demi assoupi, les reflets du néon rouge sur son énorme pistolet, l’odeur entêtante du couloir menant à notre chambre, l’ampoule nue de 40 watts au plafond et l’humidité gluante de la douche.
Au mur les restes sanglants des moustiques écrasés rappelaient le calvaire probable des occupants précédents dont le passage était clairement, si l’on peut dire, attesté par une paire de draps que je me contenterai de qualifier de froissés.

Je n’ai pas souvenir que nous ayons pleuré.
Mais le cœur y était.
Nous n’avons depuis, jamais passé une nuit à Kayseri.

La ville a changé, l’ « otogar » aussi, l’hôtel Pallas a disparu, le temps y est généralement beau en été, mais subsiste cependant, enfouie dans notre inconscient, une réticence certaine à faire halte à Kayseri.

Le lendemain le soleil brillait et nous arrivions en Cappadoce.

Ce premier séjour fût enchanteur. Nous découvrions pour la première fois la gentillesse et l’hospitalité turque pour les étrangers. Dès l’arrivée du bus à Ürgüp, sur la place en terre battue du village – à cette époque c’était vraiment un petit village – l’accueil fût fantastique. Une heure après notre arrivée nous étions invités à passer la soirée au café de la place. Nous y restâmes jusqu’au petit matin.
Le ramadan venait de commencer mais je ne crois pas avoir vu un seul de nos compagnons se contenter de thé.
En fin de soirée un homme âgé qui faisait partie du décor de la soirée – lui en revanche était au thé – nous fit traduire qu’il allait devoir partir et qu’il allait faire une grosse entorse à son ramadan. Et en partant il plaqua deux grosses bises sur les joues de Mireille.

Le lendemain nous rasions les ruines et les cheminées de fées à la recherche du moindre recoin d’ombre pouvant soulager nos crânes enfiévrés.

Après Ürgüp nous partîmes à Avanos et c’est là que l’engrenage continua à s’engrener. Le séjour fût pendant une semaine une fête continuelle. Nous y connûmes notamment le jeune potier Ismail qui nous pilota dans les villes souterraines, les églises rupestres et les champs de cheminées de fées.
L’hiver suivant Ismail vînt nous rendre visite à Paris. Ses tentatives de marchandage aux caisses des Galeries Lafayette et son air incrédule et émerveillé lors de sa découverte des distributeurs automatiques de billets restent gravés dans nos souvenirs.

Resteront gravés également chez l’un de nos amis parisiens qui nous avait invité les commentaires œnologiques de notre Ismail sur le grand cru classé qu’il nous servait avec grande fierté.
Chacun se concentrait à petites gorgées sur ce nectar, sauf Ismail qui s’en servit une énorme rasade, l’avala d’un seul trait et déclara, péremptoire, que ce vin valait bien les crus de Cappadoce.
Ceux qui ont goûté la production vinicole de Cappadoce apprécieront.

L’été suivant se passa bien évidemment en Cappadoce à nouveau où Ismail nous recevait dans sa famille. Nous recevait est un grand mot. A vrai dire ce furent sa mère et ses sœurs qui nous reçurent. Ismail s’était fixé des objectifs d’avenir ambitieux, il avait décidé d’épouser une française, et consacrait ses journées, et ses nuits, à la mise en œuvre de son projet. Nous le vîmes donc très peu. J’appris plus tard que ses efforts avaient été couronnés de succès et qu’il serait potier quelque part vers les châteaux de la Loire.

L’absence d’Ismail fut vite comblée. Avanos à cette époque était un tout petit village peu fréquenté où l’activité principale de sa dizaine de commerçants était de prendre le thé. Le matin nous descendions la rue principale du côté droit pour participer à leur activité, et l’après midi nous la remontions de l’autre côté.

Sur cet autre côté se trouvait la boutique de tapis d’Osman Duru où officiait un vendeur totalement francophone. C’était Teoman. Nous avions très vite sympathisé, Teoman revenait de Belgique où, je crois, il avait écumé à peu près toutes les universités, sans toutefois passer plus d’une année dans chacune. Revenu au pays il préparait son examen de guide tout en vendant de temps en temps quelques tapis.

C’était le début d’une longue amitié, c’était aussi le point de départ de notre future installation à Finike.

La semaine se passa en fêtes, pique- niques nocturnes au bord du fleuve Halys où le menu se cueillait en chemin dans les vergers et potagers le long du fleuve où le poisson nous attendait.
Teoman était l’animateur charismatique de toute la bande, et en quittant Avanos nous nous promîmes de nous retrouver.

Tout au long de ces vingt six années nous nous sommes effectivement retrouvés un peu partout, à Istanbul, à Paris, sur la Mer Noire, à Bruxelles, à Ankara, et pour finir à Finike où il s’était installé.

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