Osman, fais moi un dessin


Osman et Hayriye étaient venus nous voir et passaient une nuit à la maison en ce mois de mars 2005. Je faisais avec Osman le tour des travaux. Je n’étais pas peu fier. Ali avait fait un travail fantastique. Tout était fini : mur, éclairage, terrasses, arrosage automatique, barbecue, pergolas. Tout était parfait.

Qui plus est Ali avait tenu les budgets. Quand Osman apprit ce que nous avions payé il me félicita pour le travail accompli avec un si faible budget. C’était sans doute la première fois qu’Osman m’adressait un compliment. En général il me regarde plutôt avec apitoiement dès que l’on parle de technique et travaux.

C’est vrai que j’ai toujours été fasciné par tout ce qui tourne autour du bricolage : plomberie, électronique, électricité, jardinage etc., ont depuis mon plus jeune âge été l’objet de cette fascination qui, depuis cinquante ans fait de moi une grenouille qui regarde un cobra quand il s’agit de passer à l’action. Je pensais donc connaître en ces domaines l’étendue de mes handicaps, mais la fréquentation d’Osman m’avait fait comprendre rapidement que je n’avais pas atteint mon potentiel maximum d’humilité.

Je me souviens de nos problèmes d’eau la première année. Les mystères commencèrent dès la première semaine. Les deux premiers jours ne laissèrent rien présager, eau chaude, eau froide, eau mitigée, il suffisait d’ouvrir les robinets et tout coulait à volonté. L’absence d’eau chaude jusqu’à onze heures du matin n’était pas, dans l’euphorie de l’emménagement, jugée, ni par Mireille, ni par moi, comme un véritable dysfonctionnement.
J’appris plus tard qu’Osman avait programmé le chauffage solaire en fonction de ses propres horaires, jugeant qu’avant onze heures du matin l’eau chaude ne servait à rien.

Mais ce n’était vraiment qu’un détail par rapport aux phénomènes étranges qui commencèrent à surgir au troisième jour. Le circuit d’eau se mit à agir de façon aléatoire comme doté d’une vie propre et totalement autonome par rapport aux souhaits des occupants : la maison était tantôt parfaitement alimentée, tantôt en eau froide seulement, et tantôt, et de plus en plus souvent, plus du tout alimentée.

Le plus angoissant était le caractère aléatoire du dysfonctionnement. Une coupure d’eau c’est clair, ça se comprend. Une coupure d’eau chaque jour au même moment, c’est clair aussi, c’est gênant, mais on le sait, on s’y attend ; c’est même presque rassurant ; cela prouve qu’une mécanique fonctionne, qu’elle a son rythme dans ses dérèglements et que le problème n’est qu’une affaire d’ajustement.

Au bout d’une semaine nous en étions à espérer une coupure totale et définitive qui nous aurait permis enfin d’appeler Osman d’une phrase simple « Osman nous n’avons plus d’eau ».
La tension, à défaut de pression, commençant à monter dans la maison, je me résignai enfin à tenter d’expliquer à Osman notre calvaire intermittent.

« C’est impossible Gérard, le circuit d’eau fonctionne, c’est moi qui ai conçu tous les circuits »

Que je lui parle d’eau, d’électricité ou de plomberie la première réaction d’Osman est toujours de chercher où j’ai bien pu faire une connerie. Le service après vente téléphonique se révélant vain Osman consentit enfin à lâcher ce pourquoi je l’appelais.

« I come »

Le cœur empli de joie je pus donc annoncer triomphalement à Mireille, « Il vient ».

Depuis longtemps déjà Mireille avait compris que la question « A quelle heure il vient ? » relevait du rituel et ne pouvait générer une réponse sensée. Quand Osman dit « I come », il vient. Au fil du temps la statistique montre cependant qu’il faut prévoir une arrivée aux alentours des premières heures de la soirée.

Une fois Osman arrivé la première heure est en général consacrée à diverses considérations et civilités, un plongeon dans la piscine et quelques thés. Ce jour là donc le soir approchait, ainsi que l’heure du dîner et je tentai timidement de rappeler à Osman qu’un minimum d’eau représentait une certaine commodité.

« OK Gérard, first I drink, then I eat and after I work »

Ce programme paraissant non négociable nous nous activâmes Mireille et moi à préparer nourritures et boissons, le temps de laisser à Osman le loisir nécessaire pour regarder les nouvelles du monde à la télévision.

En fait ce rituel était bien établi. Quand Osman venait pour un petit problème à régler, il amenait sa guitare, nous invitions quelques amis, et nous oubliions nos soucis jusqu’au bout de la nuit.

Comme d’habitude donc c’est le lendemain, tôt réveillé vers dix heures du matin, qu’Osman commença à prendre les choses en main. Le travail se fit dans l’ordre habituel, c’est dire que la première étape fut de rechercher ce que j’avais bien pu dérégler.

Nous commençâmes par le tour de tous les tableaux électriques de la maison. Je n’imaginais pas qu’il pu y en avoir tant. Je me gardai bien de rappeler au maître que notre problème était aquatique et non pas électrique, et je me félicitai de mon silence lorsqu’Osman découvrit avec satisfaction que sur les vingt trois disjoncteurs qu’il avait installés, trois avaient été fermés.
C’était évident, la pompe A ne fonctionnait plus en harmonie temporelle avec la pompe B privant les réservoirs du haut de leur cordon ombilical avec le circuit d’eau, (ou quelque chose comme ça).
Il était clair pour Osman que ce n’était pas comme cela que la maison avait été livrée.

Je pensai en mon for intérieur que pour fermer un disjoncteur il faut peut être qu’il ait été ouvert auparavant, mais, si heureux de voir la source de nos problèmes identifiée si rapidement je me gardai bien d’ouvrir une discussion. D’un commun accord nous rejetâmes donc la responsabilité des faits sur les gardiens temporaires de la maison.

Ce point tranché et l’ordre rétabli Osman tint à s’assurer que j’avais tout compris.

Osman tient toujours à ce que je comprenne et je dois dire qu’il fait preuve sur ce point d’une ténacité hors du commun. Nous nous retrouvons donc à chaque fois assis côte à côte devant un grand pot de café, je lui fournis un crayon et du papier, il prend une grande inspiration et commence à m’expliquer. Il maitrise ses sujets et ses croquis apparaissent sur le papier comme par magie. J’ai ainsi réuni au fil des ans, et les ai soigneusement classés, les schémas manuscrits, simplifiés, des circuits électriques, du fonctionnement des pompes, de la salle des machines de la piscine et du réseau des tuyaux d’eau.
La séance se termine invariablement par
« As-tu compris ? »

Quand Osman est en forme il consent à passer de l’anglais au français, mais, malheureusement uniquement lors de cette ultime question, jamais au cours de la séance d’explication. Il frotte lentement sa barbe, ramène sa mèche sur le haut du front, lève ses lunettes noires et me regarde dans les yeux espérant peut être me transférer ainsi une partie de son savoir.
En général j’ai vraiment appris quelque chose, l’existence des pompes A et B, le fait que l’eau dépende de l’électricité, qu’il y a dans le toit des réservoirs cachés. Mais ma réponse alambiquée ne trompe jamais le maître qui remet ses lunettes, se ressert un café et conclut que, de toute façon, il expliquera la même chose au gardien. Je passe sur la vexation mais je comprends bien qu’en ces domaines Osman me considère comme le dernier des couillons.

De temps en temps je ressors les croquis d’Osman pour vérifier l’évolution de mes facultés de compréhension.

Mes relations techniques avec Osman me laissaient tout de même perplexe. Je suis conscient de mes faiblesses mais je pense avoir une tête bien faite même si elle est lente en certains domaines. Je m’ouvris un jour de mes inquiétudes auprès de Teoman qui me conforta d’un

« Ne t’inquiètes pas Gérard, quand c’est Osman qui m’explique moi non plus je ne comprends rien. »

J’eus au moins une fois ma revanche. Le premier été, Mireille avait des problèmes avec la machine à laver ; le linge ressortait bouillant et décoloré. Je n’avais bien sûr pas d’avis sur la question et, lors d’un passage d’Osman, Mireille eu le toupet de lui demander si, par hasard, il n’aurait pas branché sur l’eau chaude sa machine à laver. Osman leva ses lunettes en lui jetant le regard apitoyé qui m’était habituellement réservé et lui répondit que c’était une éventualité qu’on ne pouvait même pas envisager. Nous n’insistâmes bien sûr pas, résignés à porter à tout jamais des chemises décolorées.
C’est un peu avant l’apéritif qu’Osman disparut quelques instants dans la buanderie, revînt sans aucun commentaire, se lava les mains puis nous passâmes au raki. Nous ne parlâmes plus de cette machine à laver qui le lendemain avait cessé de bouillonner

Je n’oublierai jamais en tout cas qu’en mars 2005 Osman m’a complimenté.

Le lendemain je transmis les compliments à leur destinataire légitime, Ali. Nous faisons ensemble une nouvelle tournée d’inspection-autosatisfaction quand je m’aperçus que quelque chose avait changé dans la rivière.
J’avais déjà remarqué que la forme du jardin avait changé : les petits vallonnements romantiques près de la rivière avaient été comblés avec les restes de la tranchée de Verdun. Ali m’avait expliqué qu’il avait fait venir 45 camions pour enlever le mur de boue mais que pour ce qui restait il aurait fallu faire venir à nouveau une excavatrice, et qu’il avait préféré niveler. Après tout ce n’était pas plus mal, ce serait plus facile pour la tonte. De toute façon c’était fait.

Mais ce qui attirait mon attention en ce matin c’était l’emplacement de mon citronnier. Il était, je m’en souvenais bien, derrière l’ancien barbecue qui avait été démoli, et celui-ci était au bord de la rivière.
C’est bien le même citronnier, mais il était à quatre mètres du cours d’eau.

J’eus comme une illumination angoissée : nous avions détourné le cours de la rivière !

Effectivement, le coude prononcé qu’elle formait auparavant s’était transformé en une ligne vaguement évasée.

Je m’en ouvris à Ali, qui en rît tout fier, et me confirma qu’il avait, à peu près, agrandi mon terrain de 50m², considérant qu’avec tous les frais que j’avais dû supporter j’avais bien droit à une compensation.
J’en fus ravi mais aussi très vite angoissé :
Qu’allait dire la mairie si elle s’en apercevait ? Je risquai de devoir à nouveau démolir mon mur pour remettre le lit de la rivière en l’état antérieur.

« Rassures toi, ils sont déjà venus, ils ont tout remesurés, et, en fait, ton terrain va jusqu’au milieu de la rivière. C’est elle qui n’est pas à sa place »
J’appris alors que mon cher voisin Turgut, le chaud lapin, pas l’électricien, avait porté plainte à la mairie disant que nous empiétions sur le cours d’eau. La mairie, le cadastre et la direction des eaux étaient donc venus tout contrôler.

Mon cher Turgut à qui j’avais épargné des scènes conjugales sans fin, et qui devait m’en être reconnaissant jusqu’à la fin de ses jours nous avait donc dénoncé !

Ali et Nevruz étaient bien sûr outrés et me disaient qu’ils n’attendaient que mon retour pour avoir l’autorisation de lui couper l’électricité. Turgut est en effet connecté au réseau via les poteaux électriques et la ligne privée que nous avons financés.

J’étais furieux, mais, finalement, il avait bien fait : sans son intervention personne ne serait venu mesurer et je n’aurais pas su que mes cinquante m² de plus étaient réguliers, et j’aurais continué à m’inquiéter.
Je me voyais mal d’autre part entrer dans une série de représailles et contre- représailles avec mon voisin. Je calmai donc leurs ardeurs guerrières et déclarai que l’on ferait comme si rien ne s’était passé.

La semaine se terminait. Aucun orage ne se profilait à l’horizon, nous ne laissions rien en suspens, tout était réglé. Nous reviendrions en mai.

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