En dehors des problèmes immobiliers et financiers, août 2004 fut aussi le mois du mariage d’Ali. Ali est le fils aîné de notre gardienne Nevruz et cela faisait près d’une année que le mariage avait été décidé. Enfin, que le principe du mariage avait été décidé , car Ali balançait depuis plusieurs mois entre une fiancée de Finike et une fiancée de Konya. Apparemment celle de Konya l’avait emporté. Et Ali s’était donc marié. La jeune épousée était ainsi venue compléter la population de notre maison de gardiens.
Car, oui, nous avons aussi une maison de gardiens.
C’est une maison que nous n’avons pas commandée, c’est une maison que nous n’avons pas payée, c’est une maison sans aucune autorisation. Nous l’avions découverte par hasard lors d’une visite de chantier !
Cette première visite de chantier eut lieu au mois d’octobre 1996.
Qui n’a jamais vu un échafaudage turc ne pourra jamais comprendre la sensation d’angoisse qui nous étreignit lorsque nous découvrîmes au milieu de notre orangeraie une bâtisse qui semblait ressortir davantage de l’art contemporain que d’une construction classique. Une forêt de morceaux de bois semblait soutenir un temple de béton au milieu de tas de pierres, de sacs de ciment et de déchets divers.
A droite du chantier était déjà achevée une autre construction qui, elle, ressemblait vraiment à une maison. Plus petite que la future nôtre, elle n’en paraissait cependant pas être la maquette et cet édifice imprévu nous laissa quelque peu perplexes.
Teoman, qui nous accompagnait, nous annonça alors, heureux de l’effet de surprise, qu’Osman, notre architecte et maître d’œuvre, nous avait offert la maison des gardiens !
C’est ainsi que nous prîmes conscience que nous aurions des gardiens. Nous n’en n’avions jamais parlé à personne, ni entre nous non plus d’ailleurs, mais pour tout Finike, en tout cas pour Osman et Teoman, il était évident qu’une telle maison nécessitait des gardiens.
Je n’ai jamais pu déterminer si dans l’esprit de nos amis turcs le concept de nos gardiens relevait d’un véritable impératif de sécurité ou d’une obligation de standing liée à la taille de la maison et à notre statut d’étrangers.
Quoi qu’il en soit nous fûmes vite convaincus qu’effectivement il était indispensable de trouver au plus vite non pas un gardien mais un couple de gardiens, la femme au ménage et à la cuisine et l’homme aux petits travaux et à la piscine (au nettoyage de la piscine bien sûr).
Nous avons toujours essayé de nous conformer aux habitudes et traditions locales et si celles-ci voulaient qu’au-delà de 500m² il y ait des gardiens, il y aurait des gardiens ! Qui plus est leur maison était prête, il aurait été stupide de ne pas la garnir.
La maison créa donc la fonction.
Nous avions tellement réussi à nous persuader du caractère vital des gardiens que durant les trois années qui suivirent la quête des gardiens devînt une véritable obsession.
Nous revînmes au mois de mai 1997. La maison avait vraiment progressé, la piscine était creusée, les échafaudages étaient partis et Osman nous garantissait une livraison pour le tout début de l’été.
A son air si fier de tenir un tel calendrier je n’eus pas le courage de lui rappeler que depuis le mois de février il m’était en théorie, et par contrat, redevable de deux mille deutschemarks par semaine d’indemnités pour retard de livraison. Quand on vous a offert une maison de gardiens ce genre de détails triviaux et mesquins n’est vraiment plus d’actualité.
Teoman nous informa cependant que, si tout apparemment se passait bien, certains détails commençaient à perturber le chantier. Un ouvrier était tombé, un autre s’était planté un clou dans la main, et un troisième s’était foulé le poignet. Il devenait urgent de faire quelque chose pour arrêter cette série noire, ou nous étions mûrs pour un arrêt de travail généralisé.
L’opinion générale était que nous avions déjà trop tardé et qu’il fallait maintenant, sans plus attendre, procéder à un sacrifice en bonne et due forme pour sécuriser le chantier.
Aussitôt dit aussitôt fait, le lendemain matin un mouton tournait inquiet autour de son piquet au milieu des orangers. Promptement égorgé, son sang dispersé aux quatre coins du chantier, y compris aux fronts des deux propriétaires un peu éberlués, nous pûmes alors passer à ce que je soupçonne le but caché mais réel du rituel, le banquet sacrificiel.
Il ne dut jamais y avoir autant de monde sur ce chantier. Osman était venu de Kaş avec quelques amis, Hayri, notre marin sur la goélette, était bien sûr là, il avait amené des cousins de passage, les ouvriers avaient fait venir leurs enfants, nos amis Jack et Mauricette participaient à la fête, Teoman et sa nouvelle femme Sevil bien évidemment, Mehmet Soydaş ne pouvait pas ne pas être là, il avait amené un ami qui s’appelait Hodja. Traînaient aussi quelque personnes non identifiées, par la rumeur publique attirées.
Ce fut très gai ; la table à l’ombre des orangers, faite des planches et tréteaux du chantier, qui pour une fois paraissaient ainsi ordonnés ; le soleil était de la partie ; le mauvais sort était conjuré.
Le seul point noir était l’absence de gardiens. Je me demande maintenant si je n’aurais pas dû faire un sacrifice spécial dédié au gardiennage.
Ce souci nous poursuivit en France jusqu’au mois de juin, jusqu’à ce que Teo nous téléphona un jour pour nous annoncer qu’il avait trouvé la famille idéale dans un lointain village de Cappadoce. Je ne sais pourquoi ni comment il avait recruté si loin mais c’était paraît-il le profil idéal du couple dont nous avions besoin : bons paysans donc travailleurs et pas trop exigeants, et seulement deux enfants.
Incidemment nous prîmes conscience à ce moment qu’à un couple de gardiens pouvaient être associés des enfants de gardiens.
L’homme se prénommait Kemal, il était d’accord sur le salaire et s’installerait quelques jours avant notre arrivée. Tout était sous contrôle : la maison serait livrée, le ménage serait fait, nous n’aurions plus qu’à nous installer.
C’est donc le cœur léger que nous partîmes en Turquie vers la fin du mois de juillet. Pressentiment ou non, nous avions accordé à Osman un délai supplémentaire d’une dizaine de jours en organisant une ballade en Cappadoce avec Catherine, la sœur de Mireille, et son ami Guillaume. Ma sœur Marie Laure et son compagnon Christian devaient nous rejoindre directement à la maison où nous passerions alors ensemble deux semaines de farniente à profiter du palace tout frais terminé et rutilant, servis par une nombreuse domesticité.
Comme d’habitude la Cappadoce nous enchanta. A Uçhisar l’hôtel Kaya était toujours aussi agréable, son barman, mon ami Aydin, toujours aussi sympathique en dépit de ses horribles cocktails calorifiques. Tout à la joie de découvrir la maison, Konya sur le chemin du retour nous parût même une ville sympathique, et nous arrivâmes le cœur battant à Finike en fin d’après midi.
La maison était vraiment finie. Depuis la veille nous fût- il précisé.
Les meubles étaient livrés, depuis la veille également paraît-il.
Mais Kemal et sa famille étaient partis, depuis la veille aussi !
Au matin ils avaient pliés armes et bagages pour rejoindre leur Cappadoce natale. Nous les avions sans doute croisés en chemin. Je ne sus jamais la raison de ce départ soudain mais, le fait était là, nous n’avions plus de gardiens.
Dieu merci nous avions des invités, et ce n’est donc pas la main d’œuvre qui nous fit défaut pour terminer le nettoyage de nos cinq cents m². Un grand merci encore à Catherine pour sa contribution aux tâches de première installation, et tout de même un petit merci à Guillaume pour sa pudique discrétion dans toute cette agitation.
L’absence de gardiens nous perturbait cependant beaucoup. Nous avions tellement intégré l’absolue nécessité des gardiens que leur absence devînt un manque aussi cruel qu’irrationnel.
Comprenant notre désespoir Osman mit à notre disposition, le temps de nous retourner, un dénommé Chahin qui travaillait pour lui depuis quelques temps. Chahin avait participé à la construction, il connaissait la maison, c’était temporairement la meilleure solution, de toute façon il n’y en avait pas d’autres
Il est très difficile de décrire Chahin, c’est un exercice presqu’aussi difficile que de décrire ce à quoi il peut servir. En pensant à Chahin la première image qui me vient à l’esprit est celle de Michel Simon dans « Boudu sauvé des eaux », en plus mince et plus jeune, mais je ne vois pas d’autres équivalents.
Chahin venait d’Azerbaïdjan. Je ne sais par quels chemins détournés il avait, sans papiers, abouti à Kaş chez Osman, mais toujours est il qu’il était chez nous, à Finike, gardien intérimaire pour l’été. Quelle destinée !
Chahin avait une drôle de façon de parler ; à vrai dire en temps normal il ne parlait pas, il criait. Mais il avait une drôle de façon de crier, et le faisait en ouvrant largement la bouche, exercice particulièrement difficile auquel je n’avais jamais encore assisté. Je pense qu’il avait développé ce talent particulier afin de pouvoir exhiber les six dents en or qui ornaient sa mâchoire et qui rendaient ses discours encore plus impressionnants.
Nous avions des conversations ubuesques. Je commençais à parler un peu le turc et pour Chahin il n’y avait donc aucune raison pour que nous ayons des problèmes de communication, le turc étant aussi la langue de l’Azerbaïdjan.
Mais essayez donc de comprendre le turc version Azerbaïdjan, parlé très fort, la bouche grande ouverte montrant toutes les dents ! J’avais donc avec Chahin un grand problème d’incommunicabilité, ce qui avait le don de l’énerver et de le faire encore plus crier.
Je me souviens d’un après midi où il passa une demie heure à m’expliquer avec de plus en plus de véhémence un problème qui lui tenait visiblement à cœur et que je m’obstinais à ne pas comprendre. A la fin, excédé, il partit à grandes enjambées et revînt en brandissant un vieux pinceau tout ébouriffé. En criant « BOZUK » il jeta d’un geste théâtral le pinceau par-dessus son épaule au milieu de mes premiers rosiers.
Je compris alors que le pinceau était POURRI.
Le lendemain il avait un pinceau neuf et j’en profitai pour lui expliquer que ce qui était « bozuk » devait effectivement être jeté, mais de préférence dans les poubelles prévues à cet effet, tout comme mégots, vieux sacs et vieux papiers, et comme les restes de son déjeuner. Ce fut laborieux mais j’étais très fier de mon action pédagogique, surtout dispensée en azerbaïdjanais.
Les discussions entre Chahin et Mireille étaient de vraies pièces de théâtre, dramatiques pour les deux acteurs mais du plus haut comique pour les spectateurs. Quand Chahin lui parlait, Mireille comprenait qu’il la disputait ; jamais en reste quand il faut animer une discussion elle élevait aussi la voix au même diapason pour bien lui montrer qui était le patron.
Chahin désorienté par cette agression et ne comprenant rien à la conversation parlait plus fort de plus belle jusqu’à ce que j’intervienne, fort de mon expertise en « chahinais ».
Nous dînions dehors le premier soir, épuisés par les travaux de la première journée, quand Chahin vint me demander l’autorisation de s’installer dans la cuisine pour regarder la télévision. Osman nous avait en effet fourni aussi une télévision ; en fait Osman est drogué à la télévision et n’avait probablement pas pu s’en passer pendant la durée du chantier. J’expliquai à Chahin que je ne voyais aucun inconvénient à ce qu’il utilise la télé mais que celle-ci était déréglée et qu’il fallait attendre qu’un spécialiste vienne accorder les chaines avec les canaux du satellite, ce que j’étais bien sûr moi-même incapable de réaliser.
Eberlué je vis alors Chahin, sorti de sa campagne d’Azerbaïdjan, quasiment illettré, avec ses chaussures trouées, se saisir des deux télécommandes et, en moins de cinq minutes régler satellite et télé !
Tous les soirs par la suite, après son repas, Chahin revêtait son survêtement propre, chaussait ses « nikes », se rasait et venait s’installer devant la télé. Mireille, attendrie, venait alors lui servir thé, coca, pistaches et zakouskis variés.
Ce fut notre premier gardien. Nous partions de très bas. Cela ne pouvait que s’améliorer.
Au fil des jours j’arrivais de mieux en mieux à discuter avec lui. Je me souviens de son dernier soir où nous regardions ensemble un match à la télé et de ses conseils à la mi-temps sur mes investissements. Il était d’avis que je me positionne sur les ressources pétrolières de l’Azerbaïdjan.
Je me souviens aussi de son déménagement le lendemain. Sortant ses affaires par paquets de la petite maison il brandit soudain un énorme pot de yoghourt de deux litres, le renifla, et, dans un grand « BOZUK » le jeta par-dessus son épaule dans mes fragiles plantations.
J’eus l’occasion de revoir Chahin deux ou trois fois par la suite à Kaş. Il ne semble pas avoir changé. Aux dernières nouvelles il termina son séjour turc en prison à la suite d’une rixe au couteau ; avec quelqu'un qui probablement ne comprenait pas bien l’azerbaïdjanais !
Cet été là fut riche en événements. Le ménage n’entrant pas vraiment dans le champ des compétences de Chahin, nous avions engagé une femme qui venait tous les matins et paraissait fort efficace. Lorsqu’avec son mari elle posa sa candidature au poste de gardien nous nous empressâmes de lui donner un accord de principe, trop heureux de résoudre ce problème domestique.
Tout rentrait dans l’ordre.
Nous étions un midi tous rassemblés autour de la piscine buvant un raki ; Teoman et Mehmet Soydaş nous avaient rejoint ; la vie était belle, nous allions avoir des gardiens, nous étions plein d’entrain.
C’est alors qu’apparut un petit homme frêle, un peu vouté, l’air très doux, qui très gêné, s’excusa de nous déranger et demanda à parler à Teo en particulier.
« C’est Turgut, votre voisin de l’autre côté de la rivière, je vais voir ce qu’il veut, continuez sans moi »
nous dit Teo.
Supposant qu’il s’agissait d’une affaire indigène nous poursuivîmes nos libations sans autres interrogations.
Dix minutes plus tard Teoman revint le front soucieux.
« Il y a un problème, Turgut me dit que si vous engagez ces gardiens il ne pourra rester votre voisin, il s’en ira et vendra son terrain »
Le pressant de questions nous pouvons seulement apprendre que, selon Turgut, la femme serait mauvaise, « kötü », et qu’il nous déconseille vivement de les installer chez nous. Totalement désorientés, et faute d’autres précisions, nous nous perdons en conjectures sur la signification de « femme mauvaise ».
Serait- elle de mauvaise vie ? Serait-ce une sorcière ? Une voleuse ? Les pires scénarios sont envisagés. Nous absents, que va–t-il se passer dans nos sept chambres à coucher ? Faut-il donner crédit à des ragots ? En tout état de cause, et même en commettant une injustice, il était impossible de commencer notre vie à Finike avec des troubles de voisinage à cause d’une femme de ménage.
C’est ainsi que nous perdîmes nos troisièmes gardiens avant même de les avoir engagés.
Turgut nous remercia avec effusions de notre décision, sans d’ailleurs nous donner davantage d’explications, et nous submergea de fruits et légumes de son exploitation. Nous avions perdu des gardiens mais avions gagné pour toujours l’amitié du voisin. Turgut et son épouse sont d’ailleurs des gens adorables. Chaque fois que nous arrivons nous sommes accueillis par un plateau de fruits digne de chez Fauchon.
Ils habitent en ville à Finike. Ils viennent chaque matin vers cinq heures travailler dans leurs serres, puis lorsque la chaleur monte s’installent confortablement dans un petit coin qu’ils ont emménagé au bord de la rivière, écoutant de la musique classique turque en regardant s’écouler le temps.
C’est l’heure de notre petit déjeuner, chacun de notre côté de la rivière, nous échangeons quelques civilités.
L’épisode rocambolesque de la mauvaise femme continuait cependant à nous intriguer. Teoman mena sa propre enquête sans que personne à Finike ne puisse lui donner confirmation d’une quelconque immoralité de la femme que nous n’avions pas engagée.
Quelques jours plus tard ce fut son épouse, Sevil, qui trouva la solution de cette énigme au cours d’une conversation, ou d’un interrogatoire habilement mené, avec l’épouse de Turgut. Celle-ci lui raconta que quelques années auparavant Turgut et notre femme de ménage avaient eu une liaison torride, qu’il avait dépensé en bijoux pour elle toute la récolte d’une année, et que cette histoire ce serait très mal terminée si leur fils n’y avait mis fin par de multiples pressions et l’enregistrement des preuves de l’infidélité.
Il nous fut rapporté par ailleurs qu’avant d’être paysan Turgut avait exploité un cinéma en plein air à Finike, qu’il avait dû fermer après un scandale où notamment il fut blessé d’une balle tirée par un mari outragé.
Tout frêle, vouté, les cheveux grisonnants, un air de s’excuser d’exister et ses yeux bleus si gentils, notre Turgut se révélait le plus chaud des lapins de Finike.
Nous avions notre explication mais toujours pas de gardien. Les nouveaux arrivèrent quelques jours avant notre départ. Ils s’appelaient Ibrahim et Ayşe.
Nous les revîmes en octobre.
Ils partirent une nuit d’hiver lorsque, pour la première fois, mémoire de voisins, la rivière eut débordé et la petite maison eut été inondée.
Les remplaçants s’appelaient Mustafa et Songül. Nous les rencontrâmes au mois de mars. Mustafa parlait beaucoup et avait l’air intelligent ; en tout cas, lui le pensait vraiment.
Nous ne pûmes jamais le vérifier, en avril ils avaient démissionné.
Ahmet arriva à la fin du printemps, avec son épouse Nafiye et leurs trois enfants. Ils restèrent chez nous plus d’un an.
Nous aimions bien Ahmet, Nafiye et leurs trois enfants. C’était une famille champêtre, très attachée au jardin auquel elle apportait un soin tout particulier, surtout pour le maïs, les tomates, courgettes et autre composants du garde manger, un peu moins toutefois pour le gazon et les rosiers.
C’était une famille très unie qui ne se déplaçait qu’en formation serrée ; lorsque Ahmet s’occupait de la piscine ou d’autres menus travaux, femme et enfants l’entouraient admiratifs et lui prodiguaient conseils et assistance, un peu surpris de voir le père travailler.
Quand Nafiye faisait le ménage Ahmet l’accompagnait et la suivait en fumant tout en s’amusant avec les enfants.
Dans le partage des tâches l’entretien du jardin avait visiblement été attribué à Nafiye ; pour l’arrosage cependant Ahmet ouvrait et fermait les robinets, mais au sarclage il disparaissait.
Ahmet était serviable, gentil et plein de bonne volonté, mais, à l’évidence ce n’était pas pour le travail qu’il était né.
Je me souviens ainsi de l’été 1998 quand nous étions une dizaine à la maison et quand Ahmet m’avait promis de nettoyer la piscine tous les matins. Et tous les matins effectivement il arrivait sur le coup de onze heures, tout affairé, après avoir pris son premier thé, coiffé avec un pétard, et l’air éberlué de devoir constater que nous avions terminé le petit déjeuner et que la piscine était occupée.
Le principal n’était il pas d’avoir essayé ?
Ceci dit nous avions trouvé un modus vivendi. Mireille et moi avions tenté de nous persuader mutuellement que nos onze mois d’absence étaient l’occasion pour lui d’un travail acharné et qu’après tout ce malheureux avait bien droit à un mois de congés payés, même s’il les prenait dès notre arrivée.
Les choses se gâtèrent à l’été 1999. Mes activités parisiennes me laissaient à l’époque beaucoup de disponibilités et je me résolu à partir en Turquie une semaine avant la date prévue pour aider Ahmet à préparer l’été. J’avais surtout en tête d’aménager notre bord de rivière afin d’en faire une grande terrasse de petit déjeuner.
Pendant une semaine il est vrai qu’Ahmet ne chôma pas, les pierres et le gazon à commander, les pierres à disposer, le gazon à semer ; trois heures par jour pendant cinq jours il fut très occupé.
Au crépuscule finissant du cinquième jour, whisky à la main, Chet Baker berçant ma méditation, je savourais béat l’éclat de lune irradiant mes travaux de pharaon. Mireille pouvait arriver, j’avais justifié mon départ anticipé et j’imaginais déjà son regard émerveillé.
Ma méditation fut soudain troublée par l’arrivée collective de mes gardiens et de leurs enfants. Après moult civilités je crus défaillir en comprenant qu’Ahmet souhaitait que ce travail « supplémentaire » se traduise par le paiement d’heures également supplémentaires.
Supplémentaires à quoi, je ne le sus pas.
Mais son raisonnement avait une logique : fait par un artisan local son travail d’une semaine m’aurait coûté soixante millions et il jugeait donc juste que je lui en rétrocède une portion qu’il estimait à 40 millions !
Je savais bien sûr, sans vouloir me l’avouer, que je payais Ahmet onze mois par an pour ne rien faire, mais qu’il me mit ainsi devant la réalité en réclamant que le douzième mois s’aligne sur les onze premiers était plus que je ne pouvais accepter.
C’est ainsi que nous prîmes d’un commun accord sur le coup de minuit la décision de nous séparer. J’avais à nouveau perdu un gardien. Il me fallut deux whiskies de plus au bord de la rivière, toujours avec l’aide de Chet Baker, pour digérer ce coup du sort qui anéantissait un an d’effort.
Les quinze premiers jours du mois d’août furent l’objet d’intenses réflexions et consultations. Teoman bien sûr, le Muhtar (maire délégué du quartier), les chauffeurs de taxis, Mehmet Soydaş, Osman et sa copine Hayriye. Teoman tenta d’imaginer un nouveau contrat où nos futurs gardiens fourniraient une garantie bancaire d’efficacité !!
L’illumination nous vint un soir, au clair de lune, au bord de la rivière, un verre à la main : nous n’avions pas besoin de gardiens !
C’est ainsi que nous trouvâmes deux locataires pour la petite maison ; concept révolutionnaire, c’est nous qui les payons.
Nevruz et Ahmet, son mari s’appelait aussi Ahmet, avaient l’air heureux chez nous, ils s’occupaient raisonnablement bien du jardin et j’avais finalement préféré garder personnellement la responsabilité de la piscine ; je donnais quelques cours d’anglais à leur fils Ibrahim.
Nous avions enfin trouvé la sérénité.
Cela faillit être de courte durée.
Tout apparemment se passait bien, Ahmet toujours disponible, souriant, bien habillé, Nevruz active et dévouée. Un peu de tension se faisait sentir lors de la négociation semestrielle sur le salaire, mais elle se dissipait dès la première réunion qui se terminait toujours en effusions et serments de coopération.
Entre temps leur second fils, Ali, était rentré du service militaire, forgeron, travailleur acharné, il générait cependant une certaine surpopulation chez nos gardiens. Soucieux de conserver le précieux équilibre qui s’était créé, et ne voulant pas qu’une simple question de m² nous fasse perdre nos gardiens, nous procédâmes sans hésitation à la surélévation de la petite maison.
120m², une belle terrasse au premier étage, une chambre pour le couple, une chambre individuelle pour chaque enfant, pas de loyer, nos gardiens étaient ferrés.
Un soir cependant cette belle sérénité fut soudainement brisée. La soirée était déjà bien avancée et Mireille et moi savourions au bord de la piscine la fraîcheur de la nuit et d’un daïquiri. La lune était pleine et à cette heure, entre deux peupliers à contre lumière, elle nous faisait une toile vivante de Magritte. La musique était adaptée. Tout était calme, luxe et volupté !
Mireille crut tout d’un coup entendre un bruit de voiture de l’autre côté de la maison et me demanda de vérifier si aucun intrus ne venait troubler notre sérénité. Comme à l’accoutumé je tentai de m’affranchir de la corvée, prétendant n’entendre que les bruits normaux de la nuit, mais comme d’habitude je dus obtempérer.
Je découvris avec stupeur, qu’il n’y avait pas un intrus, mais 5 intrus qui étaient arrivés. Tous en uniforme, dans une voiture marquée « POLIS » gyrophare allumé, et tous armés. Ils emmenaient mon Ahmet menottes aux poignets.
C’est ainsi que Nevruz nous apprit que, depuis de nombreuses années, notre dévoué Ahmet, onze mois sur douze passait sa vie au café, qu’il y perdait au jeu tout l’argent qu’elle pouvait gagner, et qu’il la battait lorsque leurs discussions s’envenimaient. Il se calmait le mois de notre arrivée pour ne pas compromettre notre tranquillité. Cette fois cependant il s’était laissé aller et y était allé un peu fort et les enfants avaient alerté la maréchaussée.
Après 3 jours en prison il revint brièvement à la maison.
Nevruz nous demanda si sans mari nous accepterions de la garder, ce que nous nous empressâmes de confirmer. Six mois plus tard elle était divorcée.
C’est, à cette heure la dernière péripétie avec nos gardiens. Nous vivons en harmonie avec Nevruz et ses deux fils, le jardin est magnifique, la maison est propre, tout le monde est content.
Le mariage d’Ali marquait la fin de nos vacances. Celles-ci avaient été un peu assombries par une rumeur persistante tout au long du mois. Il se disait dans le voisinage que la rivière allait être draguée. Ce qui signifiait qu’une excavatrice allait devoir passer par notre jardin. La rumeur nous avait été confirmée par le maire en personne mais il nous avait assuré que cela se ferait avec un maximum de soins. De jour en jour nous suivions au lointain en amont la progression de l’excavatrice infernale, et vu l’état des orangeraies après son passage, nous étions plus que perplexes sur le sens « d’un maximum de soins »
Je n’avais jamais vu une excavatrice draguer, mais je pressentais que ce ne serait pas sans dégâts.
Je demandai à Ali de démonter en notre absence les pergolas le long de la rivière, de surveiller les travaux de dragage et, au besoin de corrompre le conducteur de l’engin pour qu’il passe son chemin.
Nous allions revenir en octobre, j’avais l’intuition que nous ne serions pas inoccupés.
Il se passe toujours quelque chose à Finike, Hayriye !